TW : grossophobie, harcèlement.
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Dans mon lycée, il y a un garçon que personne n’aime. Il est gros, il est moche, et il pue. Il est très myope, et ses énormes culs de bouteille lui font des yeux minuscules. Il a des bagues et il va toutes les deux semaines chez l’orthodontiste parce que ses dents sont toutes de travers. Il est roux, et au collège les autres élèves se moquaient de lui à cause de ses taches de rousseur. Maintenant ils se moquent de lui à cause de son acné. Comme en plus il est petit et qu’il a un nez en trompette, les gens l’appellent « le cochon orange ».
Je le connais depuis très longtemps. On vient du même quartier, on était au collège ensemble. Et en primaire. Et même en maternelle. Le premier jour des cours, je me suis assis au fond, et lui a fait pareil parce qu’on lui avait dit que j’avais le même prénom que lui — Antoine. À l’époque, on était amis, et on jouait tous les jours ensemble. Maintenant, Cochon Orange n’a plus d’amis. Plus aucun. Même moi je le déteste. On se connaît depuis si longtemps, il ne veut plus me lâcher, et à cause de ça les autres me fuient, parce qu’ils ne veulent pas être vus avec lui — traîner avec Cochon Orange, ça serait trop la honte.
Alors quand la sonnerie retentit et que c’est la récré, je vais m’asseoir, seul, sur un banc, et je sors mon carnet à dessin. Bientôt Cochon Orange me rejoint et il se met à dessiner avec moi. On ne parle pas, mais les moments où on dessine, ce sont les seuls où je supporte encore sa présence. Cochon Orange dessine depuis très longtemps. Depuis toujours, en fait. En CM2, quand il a décidé de prendre des cours de dessin, je l’ai suivi. Depuis, on n’a jamais regretté ce choix, ni l’un ni l’autre. On a énormément travaillé ensemble, et on a fait des progrès incroyables. Maintenant, je pense que je peux dire objectivement que je dessine bien — mais Cochon Orange dessine encore mieux que moi.
C’est au collège que les choses se sont gâtées. Au bout d’un moment, à force d’être mal vu à cause de Cochon Orange, j’ai décidé de le chasser. Mais comme je le connais depuis si longtemps, je n’ai pas eu le cran de lui en parler en face, de lui dire que je ne voulais plus le voir. Alors j’ai fait ça en traître, dans son dos. J’ai voulu me mettre au sport. Cochon Orange déteste ça, alors je me suis dit que si je devenais sportif, ça le ferait fuir.
Mais si Cochon Orange est gras et laid, il est aussi loyal. Très loyal. Trop loyal. Il m’a suivi, cet idiot. Alors qu’il déteste le sport. Comme il a beaucoup de masse à transporter et qu’il a des petites jambes, il court lentement et il s’essouffle vite. Il ne saute pas très haut. Et surtout : il transpire énormément. Ce qu’il supporte le moins dans le sport, c’est de devoir affronter le regard des autres, leur mépris et leur dégoût à la vue de ce petit tas de graisse ruisselant, s’agitant comme un beau diable pour tenter de suivre leur rythme, d’égaler leurs performances…
Après chaque séance de sport, Cochon Orange venait s’asseoir avec moi dans le vestiaire, alors moi aussi je devais affronter en silence son immonde odeur corporelle et l’aversion des autres qui s’était étendue à moi. Et je partageais la peine, la gêne et la honte de Cochon Orange qui se dépêchait de se changer pour fuir cette salle haïe. Il ne prenait pas de douche : pour rien au monde il n’aurait voulu afficher son corps nu devant les autres, d’ailleurs ils l’auraient sans doute jeté dehors en lui criant des insultes s’il avait tenté. Alors il attendait d’être rentré chez lui, et comme on habitait dans le même coin, je faisais le trajet avec lui, moite et puant. Je n’aime pas vraiment le sport non plus, alors j’ai vite craqué.
Cochon Orange est très malheureux. Il a toujours été gentil avec tout le monde, mais tout le monde est méchant avec lui. Même moi. Même sa mère. Ses parents ont divorcé quand il était au collège, et maintenant il vit seul avec elle. Elle lui reproche son surpoids, et souvent, elle lui crie dessus : « Si tu ne fais pas d’efforts, tu finiras comme ton père : obèse, chômeur, alcoolique, et seul ! »
Cochon Orange est amoureux d’une fille de notre classe. Elle s’appelle Alexa. Elle est métisse, elle a le teint mat et de beaux cheveux longs, noirs et très bouclés, un nez fin et de grands yeux bruns dans lesquels on pourrait se noyer. Elle est belle, très belle, et aussi très intelligente, et très populaire. Elle est tout ce que lui n’est pas. Mais surtout, c’est la seule à ne pas le mépriser. Quand les autres se moquent de lui, elle rit avec eux, mais Cochon Orange et moi, on sait que c’est pour de faux, qu’elle le fait parce que même elle, elle a peur : ne pas rire de Cochon Orange, c’est proscrit. Il voit dans son regard qu’elle a pitié, qu’il lui fait de la peine, et moi j’entends dans son rire qu’elle ne rit pas vraiment. Son vrai rire, celui de quand elle est gaie, il est bien plus joli que ça. Alors je lui pardonne sa lâcheté, parce que moi aussi je suis lâche.
Aujourd’hui, Cochon Orange a décidé de mourir. Il m’a donné rendez-vous à minuit, au grand pont, celui qui passe au-dessus de la rivière. Je le connais depuis tellement longtemps, alors je n’ai pas eu le cœur de refuser. Mais avant ça, j’ai écrit une lettre à Alexa. Je lui ai tout raconté. Comme une bouteille à la mer, un appel au secours. J’y ai joint un portrait d’elle qu’il a dessiné et que je lui ai piqué. C’est signé « Pour Alexa. Je t’aime. Cochon Orange. » Je crois qu’au fond de moi, enfoui sous les strates de dégoût et d’aversion qu’il m’inspire, il y a toujours un petit peu de l’amour que j’avais pour lui quand nous étions enfants, quand il s’appelait encore Antoine, et pas Cochon Orange — un bout de moi qui voudrait encore qu’il vive et qu’il soit heureux.
Et maintenant je suis là, au bord du vide. Mes yeux se perdent dans le flot trouble ; je m’y noie. Cochon Orange est là, dans le reflet, et il me tend les bras. Mais alors que le fleuve et la nuit s’embrassent, que le haut et le bas s’embrouillent, et que le monde bascule, mon corps avec lui… Un cri brise le silence : « Antoine, non ! » Et soudain agrippé, je retombe sur l’asphalte.
Cette voix affolée, cette main sur mon poignet : c’est Alexa.
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