Ryô fit la grimace en voyant la vaisselle qu'il venait de laver. Bien des choses avaient de nouveau changé depuis quelques mois mais fort heureusement pas toutes. Le temps ayant passé bien plus vite qu'il ne l'aurait cru, leur équipe humanitaire les avait à nouveau rejoints pour une nouvelle saison, rompant ainsi un peu la routine qui s'était instaurée entre lui et Seishi-san, seuls dans le camp. La même équipe s'était reconstituée sous la direction de Ikeda-sensei et il avait dû s'y réaccoutumer... A la différence près que cette fois les gens lui semblaient beaucoup moins froids à son égard. Mais il ne parvenait pas à nouer des relations privilégiées comme celles qu'il entretenait avec le jeune médecin.
Il effleura avec un sourire la boite en bois clair déposée sur une malle un peu à l'écart dans la salle commune et se remémora la victoire chèrement arrachée à Seishi-san la veille au soir. A sa plus grande stupéfaction celui-ci avait tenu à marquer son anniversaire au camp par un repas avec quelques gâteaux... et ce cadeau, un petit jeu de dames. Seishi-san prétendait trouver ce jeu plus convivial que les échecs et avait profité de son séjour en France pour se procurer ce présent apte à les distraire. Il rougit en y repensant. Il était demeuré très sobre devant Seishi-san, celui-ci avait eu la délicatesse de prétendre que c'était intéressé et que cela leur profiterait à eux deux pour ne pas l'embarrasser, mais ce geste l'avait profondément touché. Cela faisait bien longtemps que personne ne lui avait offert quoique ce soit et que son anniversaire ne signifiait plus rien pour lui. Il n'avait pas fallu longtemps pour que Ryô saisisse les subtilités du jeu et au fil des mois leurs parties s'étaient instituées incontournables lors de leurs soirées et l'étaient demeurées même après le retour de leurs compagnons. Les autres membres de l'équipe ne dédaignaient d'ailleurs pas quelques parties mais de façon plus épisodique. Avec les enfants, ces instants ainsi passés avec Seishi-san, que ce soit à jouer, s'entraîner (encore une habitude vite acquise) ou simplement discuter, étaient ce qu'il était venu à apprécier le plus ici. Un respect mutuel accru existait à présent entre lui et le reste de l'équipe mais ils restaient... des sortes de collègues. Seishi-san lui... Il sortit de la case cantine et se dirigea vers le centre de soin. A vrai dire il n'aurait su comment définir ses relations avec Seishi-san. Sans doute pouvait-on les considérer comme toujours assez réservées, du moins de sa part, mais lui savait qu'il n'avait jamais été si proche de quiconque.
En passant devant la chambre il ne put s'empêcher de froncer les sourcils en songeant pour l'énième fois aux événements de la nuit précédente... et de nombreuses autres. Lors du retour de l'équipe humanitaire complète il avait bien fallu rendre le camp à la collectivité et sacrifier des aises qu'ils avaient pu, Seishi-san et lui, s'attribuer précédemment. La case individuelle, pour lui seul, avait été de celles-là. Non qu'il ait eu tant d'affaires personnelles mais au moins c'était son domaine, son refuge. A présent les trois cases d'habitation devaient être réparties entre les six membres de l'équipe. Cependant, au cours de leur absence, des liens étroits semblaient s'être noués entre Moussah, le jeune aide d'origine africaine et Irène l'infirmière française. Aussi s'étaient-ils vu attribuer une case commune et lui-même avait été accueilli, pour son plus grand soulagement, par Seishi-san. Il avait fini par maîtriser sa réserve face au médecin pour cohabiter naturellement... mais il s'était vu ainsi projeté bien involontairement dans l'intimité de celui-ci. Et c'était après des nuits comme celles-ci qu'il regrettait d'avoir perdu son indifférence totale et s'être ainsi attaché au jeune médecin.
La première fois, il s'était réveillé en sursaut et avait traversé un bon moment de panique avant de comprendre que la voix et le cri qu'il avait perçu étaient ceux de Seishi-san. Oh Seishi-san ne parlait que rarement pendant son sommeil... mais les rares fois où cela survenait suffisaient à mettre Ryô hors de lui. Ce n'était pas le fait qu'il parle occasionnellement la nuit, cela ne l'aurait pas dérangé ou empêché de dormir, mais ce qu'exprimait le médecin... et sa propre impuissance par rapport à cela. Au moins avait-il une explication et la confirmation d'une de ses hypothèses concernant la tristesse hantant le médecin. Ce nom régulièrement scandé par Seishi-san suivi de suppliques puis de sanglots déchirants : Soma. Ses poings se serrèrent impulsivement. Oh il donnerait cher pour connaître la personne capable de briser ainsi quelqu'un d'aussi admirable que Seishi-san... La connaître et... et... Il ne savait pas ce qu'il lui ferait mais... mais... Comment pouvait-on faire souffrir quelqu'un d'aussi gentil, de... de... Il s'interrompit, excédé par son incapacité à s'exprimer, puis soupira. Quelle importance cela pouvait-il bien avoir pour lui après tout ? Seishi-san lui-même n'avait pas jugé bon de s'ouvrir à lui sur ce sujet... pas plus qu'aux autres ceci dit, se rassura-t-il... Et de toute façon il n'aurait pas non plus essayé de se renseigner auprès qu'eux.
Mais tout de même, s'interrogeait-il sans cesse, était-il réellement possible d'aimer à ce point quelqu'un pour en souffrir autant et si longtemps ? Après tout cela faisait presque deux ans à présent que Seishi-san était arrivé ici. Il avait toujours cru qu'une telle passion n'était bonne que pour les romans ou les films. Oh par tous les dieux, s'invectiva Ryô, il faut vraiment que je cesse. Si ça continue je ne vais même plus avoir besoin de Seishi-san pour faire des cauchemars ! Mais il ne pouvait empêcher les appels douloureux du médecin de se répéter à l'infini dans sa tête. « Ne pars pas »... « Pourquoi ? » encore et encore... Mais que pouvait-il faire ? Il aurait tellement voulu pouvoir aider le médecin tout comme celui-ci avait si souvent proposé de le faire pour lui...
Mais il ne savait pas et n'osait pas. Cette nuit, à sa plus grande surprise, il s'était repris in extremis au bord du lit du médecin, prêt à le prendre dans ses bras pour le réconforter. Il allait vraiment devenir fou ! Mais il était également injuste que Seishi-san soit torturé ainsi, et il devrait bien trouver un moyen de l'aider. Tout de même, s'il avait le responsable de tout cela sous la main il lui expliquerait un ou deux petites choses. Soma, qui cela pouvait-il être ? Pas un nom français incontestablement... quelqu'un de détestable en tout cas, assurément... Et qui ne valait pas les tourments auxquels était en proie le médecin. Il fallait que Seishi-san tourne le dos à ce passé et profite des bonheurs présents.
Ryô s'arrêta, réalisant soudain qu'il était arrivé en vue du camp de soins. Il jeta un œil autour de lui puis fit quelques pas pour aller s'asseoir, adossé au mur de terre d'une des cases. Comme il en avait pris l'habitude depuis quelques temps à présent, il se mit à observer le jeune médecin dispenser ses soins. La veille, Seishi-san avait été appelé dans un autre village non loin en urgence pour une opération. Il avait tendance à oublier que celui-ci était spécialisé en chirurgie.
Imaginer le sensible Seishi-san en train de « découper » des êtres humains avait quelque chose de surprenant. Dans l'immédiat celui-ci était placé à côté de l'infirmerie dans un coin miraculeusement ombragé et plusieurs personnes patientaient auprès de son petit bureau. Aujourd'hui une série de vaccination de masse avait été décidée. Et c'était apparemment au tour de Seishi-san d'effectuer les injections. Après tant d'indifférence il s'était pris à aimer observer ainsi les autres durant son temps libre. Les gestes coulés mais précis de Seishi-san, les sourires et petits mots attentionnés à chacun et la réaction des patients. Il esquissa un sourire. Leur réaction aux piqûres était particulièrement divertissante.
Il s'étira paresseusement et croisait les bras derrière sa tête lorsque le médecin se tourna vers lui. A sa plus grande satisfaction il parvient cette fois à ne pas sursauter et se détourner comme un coupable pris en faute. Il se leva immédiatement en voyant que celui-ci lui faisait signe de le rejoindre. De quoi pouvait-il avoir besoin ? Seishi-san l'accueillit avec un sourire joyeux... Comme si de rien n'était...
- Oui Seishi-san ? murmura-t-il l'air interrogateur.
- Cela fait plusieurs fois que je te vois rester à l'écart à observer.
Ryô se raidit, se sentant rougir sans pouvoir l'empêcher.
- Veux-tu apprendre ? poursuivit le médecin.
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