Seishi se redressa brusquement avec un cri d'angoisse. Il resta haletant un moment, reprenant lentement conscience de la réalité et de l'endroit où il se trouvait actuellement. Avec un gémissement il enfouit sa tête dans ses mains.
- Soma...
Après quelques instants il releva la tête et, se passant une main dans les cheveux, il sortit de sa couche et alla s'asperger le visage de l'eau préparée dans une bassine. Il jeta alors un œil à sa montre. Cinq heures... Avec un soupir il jugea qu'il était inutile de chercher à se rendormir et sortit de la case. Baigné par les rayons rosés du soleil, il s'étira avec un bâillement. La température à cette heure était encore agréable et apaisante. Il passa la tête dans l'ouverture de la case voisine et fronça les sourcils. Ryô ne s'y trouvait pas et selon toute vraisemblance n'y avait pas été de la nuit. Machinalement il repassa la main dans ses cheveux. Il nota alors à quel point ceux-ci s'étaient allongés depuis qu'il avait cessé de les couper à son arrivée ici... Ce qui avait fait naître cette regrettable manie, constata-t-il. Enfin... La disparition de son compagnon l'inquiétait bien plus. Ce n'était pas prudent. Qu'avait-il bien pu dire ou faire qui avait vexé à ce point le jeune homme ? Il se dirigea vers le puits un peu à l'écart du camp, saluant au passage deux femmes qui s'y trouvaient déjà. Des cris étouffés l'intriguèrent et il rechercha leur origine. Il finit par trouver Ryô à quelque distance, masqué par un roc imposant. Celui-ci ne le remarqua pas, aussi le médecin demeura-t-il à l'observer. Le jeune homme enchaînait sans interruption diverses séries de katas. La fluidité et la vitesse d'exécution des gestes impressionnèrent Seishi. Il n'avait pas pensé que Ryô pratiquait les arts martiaux. Depuis combien de temps s'entraînait-il ? Il ne semblait pas le moins du monde essoufflé mais une fine pellicule de sueur faisait luire sa peau brune. Seishi réalisa alors que Ryô était torse nu et... Il plissa les yeux. Le soleil révélait une longue trace plus claire parcourant le dos du jeune homme. Celui-ci cessa enfin ses exercices et resta un instant à reprendre son souffle. Regardant le petit bidon d'eau qu'il venait d'emplir, Seishi se décida à approcher.
- Veux-tu te désaltérer un peu ? interrogea-t-il doucement.
Ryô sursauta et fit volte-face, interloqué.
- Que... Que faites-vous là ?
- Pardonne-moi, je ne voulais pas te déranger, je t'ai aperçu par hasard.
Le jeune homme semblait chercher quelque chose des yeux. Son regard s'arrêta alors puis avec un juron muet, il croisa les bras, évitant le regard du médecin. Celui-ci remarqua que la veste de son compagnon était à présent derrière lui et donc hors d'atteinte de Ryô. Plus proche à présent il constata que de fines cicatrices zébraient également le torse du jeune homme. Je ne m'étais donc pas trompé, songea-t-il. Et c'était incontestablement cela que Ryô cherchait à masquer. Une nouvelle fois Seishi s'interrogea sur le passé du jeune homme. De nombreux indices, et ce dernier plus encore, lui faisaient redouter une bien sombre histoire mais il n'avait jamais osé aborder ce point. S'il voulait l'aider il devrait faire évoluer leurs relations très progressivement. Il tendit l'eau au jeune homme, qui finit par la prendre et boire une gorgée.
- J'ignorais que tu pratiquais, tu es très doué... T'entraînes-tu souvent ici ?
Ryô baissa les yeux et haussa les épaules sans répondre. Seishi hésita un instant puis fixa son compagnon.
- Ecoute, tu as tout à fait le droit de refuser mais... Cela fait bien longtemps que je n'ai eu l'occasion de m'exercer... Accepterais-tu, au moins pour cette fois, de faire quelques mouvements avec moi ?
Ryô releva la tête, interloqué.
- S'il te plaît. Ça me ferait vraiment plaisir.
- Nous n'avons pas de keikogi[1]... finit-il par grommeler.
Seishi sourit.
- Je suppose que nous pouvons trouver assez de prises s'en dispensant.
Frottant nerveusement son bras, le regard à nouveau fuyant, Ryô semblait hésiter.
- Je... Enfin, ça fait longtemps... Je ne sais pas si...
- Allez, je te l'ai dit je n'ai pas pratiqué depuis une éternité non plus et toi tu es échauffé ! Tu pratiques le karaté c'est cela ?
Ryô acquiesça.
- Alors tu n'auras qu'à attaquer. Je suis aïkidoka, j'essaierai de m'adapter à toi. L'important est de se détendre un peu, nous ne sommes pas là pour monter en grade ! Il reposa le bidon d'eau. Acceptes-tu de me laisser essayer ? Si ça ne te convient pas, tu me « vires » !
Il s'inclina devant son jeune compagnon.
Celui-ci se raidit un instant, indécis, puis lui rendit son salut.
- L'honneur est pour moi Seishi-san.
Seishi se redressa alors, un large sourire sur les lèvres. Puis, après quelques brefs assouplissements des articulations il se mit en position. Il n'avait enfilé qu'un short au sortir du lit, il est vrai que combattre sans la protection et les prises qu'offrait un dogi serait déroutant mais il n'osait même pas imaginer porter le kimono et le hakama réglementaires par cette chaleur et dans cette poussière. Ryô s'était également mis en position et semblait se demander comment l'aborder. Seishi espéra qu'il parviendrait à retrouver suffisamment de réflexes pour contrer les mouvements de karaté qu'il connaissait mal. Mais après tout l'aïkido n'était-il pas censé lui permettre de maîtriser n'importe quel adversaire ou style ? Ryô soupira.
- Vous n'êtes même pas échauffé, je crois me souvenir d'un ou deux mouvements d'aïki, je peux essayer de commencer par ça.
- Ce serait une bonne idée effectivement, mais je t'en prie fais comme tu le sens, ne te retiens pas pour moi... Je ne suis pas encore si décati, enfin j'espère. Je crierai si je suis dépassé !
Ryô rougit et bredouilla.
- Je... Pardon Seishi-san, je ne voulais pas dire ça.
- Je sais, sourit Seishi avec un clin d'œil, Mais si tu ne te décides pas je vais finir par prendre racine !
Le jeune homme parut un peu désarçonné puis reprit sa position. Seishi fut surpris par la concentration et le sérieux qui prirent possession de son visage. Sans plus un mot Ryô passa à l'action.
Seishi frappa le sol de la main et Ryô le relâcha. Il se redressa avec un souffle appuyé. Ryô le regarda, prêt à poursuivre.
- Et bien, le manque d'entraînement se fait décidément sentir. Il se remit en place avec un sourire rayonnant. Mais cela fait bien longtemps que je ne m'étais pas autant défoulé !
Un sourire s'esquissa sur les lèvres de Ryô qui reprenait doucement sa respiration. Le jeune homme engagea de nouveau. Seishi ayant rapidement retrouvé suffisamment de maîtrise, il avait laissé son partenaire donner libre court à sa propre technique. Et il devait reconnaître que c'était admirable... et stimulant. Sans être un expert en karaté, il ne mit pas longtemps à constater la maîtrise de Ryô, mais également chez lui un style très personnel. Son karaté n'était probablement pas totalement académique et n'était pas rigide ou astreint aux prises communes. Il était très rapide, fluide et surtout incroyablement adaptable. Il semblait réagir d'instinct bien plus qu'en rapport avec des canons enseignés. Seishi contra un nouvel assaut et, poursuivant son mouvement, fit chuter une fois encore le jeune homme. Il songea alors que tous deux mériteraient certainement une bonne douche après le nombre de fois où ils avaient mordu la poussière. Mais dieu que c'était agréable de se dépenser à nouveau ainsi, redécouvrir le plaisir de jouer avec son corps et dépasser ses limites. Lutter avec Ryô était comme jouter avec un félin, une panthère. Lui-même était plus puissant, plus réfléchi... Le tigre contre la panthère. Il devait opposer maturité, expérience et technique à la souplesse, la combativité et la spontanéité... Mais il devait surtout donner le maximum de ses capacités actuelles. Cela devait bien faire une heure à présent qu'ils s'entraînaient et il commençait à ressentir les effets de la chaleur. Malgré cela _il inspira profondément_ il se sentait tout simplement bien. Il était à présent beaucoup plus délié et, se familiarisant avec le style de Ryô, il contrôlait désormais le jeu. Il sentait également que son jeune compagnon s'était départi de sa réticence pour s'investir et apprécier cet instant de détente avec sérénité. Aussi ce qui suivit le prit-il totalement au dépourvu.
Ryô attaquait de la même façon que précédemment, il utilisa alors à nouveau l'élan de celui-ci pour annihiler l'effet du coup et mettre le jeune homme à terre. Mais cette fois, Ryô ne chercha pas à résister et de même l'entraîna dans son mouvement avant de le prendre brutalement à contre-pied. Déséquilibré, Seishi fut contraint de mettre un genou à terre. Il était plaisamment surpris par cette riposte inattendue mais ne s'avoua pas vaincu. Profitant de ce que Ryô tentait de réaffirmer sa prise il le fit basculer avec lui. Tous deux roulèrent au sol, Ryô tentant avec rage de se libérer. Mais Seishi avait pu trouver à son tour une prise sûre et l'immobilisa enfin sous lui, un bras plaqué dans le dos. Le jeune homme fit une dernière tentative pour se libérer sans succès mais ne se rendit pas. Soudain, il poussa un cri désespéré et repoussa Seishi, cherchant brusquement à s'échapper.
- Lâchez-moi !
Seishi n'eut que le temps de rétracter sa prise avant que son compagnon ne s'inflige des dommages irréparables au bras. Celui-ci se remit sur pieds tant bien que mal, étouffant un gémissement. Il regarda un instant le médecin à terre, l'air perdu.
- Je suis désolé, balbutia Seishi, Je ne voulais pas te…
Ryô ferma les yeux et s'inclina, les poings serrés, pour murmurer un faible gomen avant de s'enfuir en courant, n'attrapant que sa veste au passage.
Seishi resta à demi assis à terre quelques instants, hébété. Quelle mouche avait donc piqué le jeune homme ? Il semblait pourtant prendre plaisir à leur combat alors… Qu'avait-il encore fait pour ainsi provoquer une telle panique chez son compagnon ? Il se releva en soufflant, confus. Il était sûr de n'avoir fait aucun mouvement normalement susceptible de causer de douleur ou traumatisme physique. Peut-être sans le vouloir avait-il touché un autre point sensible du jeune homme ? Il épousseta quelque peu la terre brune dont il était à présent maculé et tenta de rejeter ses cheveux en bataille vers l'arrière avant de reprendre le chemin du camp. Il y avait bien des choses au sujet du jeune homme qu'il paierait décidément cher pour connaître et comprendre.
~
Ryô se laissa tomber contre un arbre et, remontant les genoux, se recroquevilla sur lui-même, cherchant à reprendre son souffle et à calmer les battements affolés de son cœur. Il se maudit et jeta à son attention toutes les injures qu'il connaissait… ce qui lui prit un petit moment. Mais que lui avait-il pris ? Depuis bien longtemps il ne supportait que difficilement des contacts rapprochés, une proximité physique. Cette gêne l'avait déjà handicapé lors justement de ses pratiques martiales… Mais jamais encore il n'avait réagi d'une telle façon. Il frotta doucement son épaule. Il avait été totalement irraisonné. Si Seishi-san n'avait pas eu le réflexe de le libérer, il se serait rompu et démis le bras. Il revit l'incompréhension du médecin. Il avait probablement dû le blesser, le vexer… Une fois de plus, se dit-il. Mais jamais Seishi-san n'avait montré de grief envers lui. Il redressa légèrement la tête, posant son menton sur ses genoux. Seishi-san l'avait plaqué, c'était courant dans ce type d'art martial, il avait tenté de résister tout en sachant qu'une telle prise exécutée par un maître comme Seishi-san semblait incontestablement l'être, ne lui laissait aucune chance… Et puis soudain, il avait perdu la tête. Pourtant, il avait réellement apprécié ce moment de relâchement avec le médecin. Il avait été furieux bien sûr au départ d'être ainsi découvert alors que, la veille déjà, il s'était montré brusque et impoli avec le médecin. Mais celui-ci ne semblait pas lui en tenir rigueur et n'y avait fait aucune allusion. Non plus qu'il avait fait allusion ou semblé gêné par les marques couvrant son corps… Une des raisons pour laquelle il se sentait à l'aise, presque en confiance avec le jeune médecin, de l'attention, une disponibilité et une écoute sous-jacentes mais jamais départies d'une infinie discrétion… Et il avait tout gâché.
Mais lorsqu'il avait senti tout à coup Seishi-san contre lui, si proche, sa peau légèrement moite contre la sienne si rarement exposée, son souffle difficile dans sa nuque… Il avait paniqué, il s'était senti piégé, oppressé… Et d'autres impressions qu'il ne parvenait encore à définir. Il avait été pris d'une panique incontrôlable. Il se releva, regardant le village un peu plus loin. Avec un juron il frappa rageusement le tronc du poing… Et ne put réprimer une grimace. Voilà, pourquoi il évitait désormais de se lier à qui que ce soit. Auparavant il n'aurait pas accordé le moindre intérêt à ce que pouvait bien penser le médecin… Et c'était stupide mais le fait était qu'il ne voulait pas blesser ou décevoir Seishi-san. Tout ceci ne pouvait plus durer, il devait faire quelque chose… D'abord s'excuser, il grimaça de nouveau, s'excuser pour son inconduite des derniers jours et après… Il jura et se mit en route vers le village.
[1] Je pense qu’on peut employer ce terme de façon générique pour les vêtements d’arts martiaux. En tout cas la veste pour le kyûdô est un kyûdôgi et l’uniforme complet le keikogi donc…
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