Une dizaine de jours plus tard, le médecin était venu trouver Ryô pour lui demander s'il pouvait prendre soin de la petite Sama. Lui et une partie de l'équipe devaient partir pour quelque temps visiter les villages alentours ou plus éloignés qui ne pouvaient accéder aux soins de leur camp. De telles expéditions avaient déjà eu lieu mais c'était habituellement le chef de l'expédition, Ikeda-sensei, médecin généraliste et plus expérimenté qui les dirigeaient... Et on ignorait alors encore les troubles de Sama... Ryô sourit en regardant la précieuse boite de médicaments. C'était lui que Seishi-san avait chargé de s'occuper de celle qu'après tout Ryô considérait comme sa protégée. Bon, certes il avait ordonné de se référer à Ikeda-sensei en cas de complication, mais il espérait bien ne pas devoir en arriver à ce qu'il envisageait comme la dernière extrémité.
Il donna donc son traitement à la petite fille qui le gratifia d'un sourire éclatant. Ryô s'émerveillait de la métamorphose qui s'opérait progressivement en elle depuis que ce traitement supprimait ses malaises. Celle-ci paraissait s'ouvrir au monde et il était particulièrement fier de la confiance qu'elle semblait lui témoigner. Il espéra que ceci demeurerait de la sorte car la petite Sama était orpheline et aucun parent ne prendrait en charge de tels soins.
- Quand il reviendra docteur Sei ?
- Bientôt, ne t'inquiète pas, il sera de nouveau là pour s'occuper de toi, sourit-il.
Les autres enfants l'appelant, Sama détala avec un dernier sourire.
- Docteur Sei... gloussa Ryô pour lui-même. Il lui avait fallu du temps pour réaliser et comprendre ce que ces mots prononcés en un français plutôt amusant pouvaient bien signifier.
Ces derniers jours Ryô s'était départi de son indifférence totale pour observer le jeune médecin... Et il devait bien avouer qu'il était de plus en plus intrigué. Celui-ci n'avait pas menti en prétendant ne pas pouvoir s'occuper que de Sama, il semblait se dépenser sans compter pour les autres et était rarement inactif dans le camp.
Grand et élancé, Ryô aurait mis sa main à couper que seule la pratique des arts martiaux pouvait avoir sculpté un corps à la fois si musclé et si harmonieux. Mais vu sa taille, il supposait qu'il n'avait pas, comme lui, pratiqué le karaté étant jeune. Lui-même ne se défendait pas mal dans ce domaine et il se demanda un instant vite écarté ce que donnerait un combat contre lui. Un visage fin et une peau mate contrastaient avec des yeux bleu sombre et des cheveux rendus presque platine par le soleil... Il avait cru comprendre qu'il était mi-français mi-japonais, mais même sans hautes études Ryô estima qu'il avait dû falloir plus d'une génération de métissage pour retrouver de tels cheveux. Etonnant, il ne pensait pas que beaucoup de japonais en âge d'être le parent du médecin puisse être eux-mêmes nés de gaijin. Ryô ramassa une branchette qui traînait à terre et jongla avec négligemment. Non, décidément, il supposait que cet homme devait être considéré comme une beauté assez rare et ne pas manquer d'attentions féminines. En outre, à en juger de son âge apparent, il devait avoir fait des études brillantes pour être en cours d’internat si précocement. En toute logique la vie devait lui sourire, et son caractère et sa modestie, que l'on citerait probablement en exemple à défaut du sien, ne devaient que le favoriser encore.
Alors pourquoi... Pourquoi ses yeux étaient-ils si tristes... Pourquoi, à part en présence des enfants, Ryô ne pouvait discerner en lui qu'une merveilleuse enveloppe vide ? Qu'est-ce qui avait pu briser ainsi de telles promesses pour ne laisser qu'un visage sans vie que seuls les rires des enfants parvenaient parfois à égayer d'un pâle sourire ? Et qu'est-ce qui, outre un altruisme et un sens évident du dévouement, l'avait conduit ici en Afrique ?
Ryô observa Sama. La seule chose qu'il savait du médecin était qu'il avait connu une personne souffrant du même mal que la petite fille. Cela était-il lié ? Ryô frissonna. Peut-être était-il advenu quelque chose à cette personne à laquelle il semblait tenir beaucoup. Ryô ne préféra pas envisager cette possibilité, et puis, dans ce cas autant rester chez lui et essayer de soigner d'autres malades de ce genre au lieu de venir ici. Du peu qu'il semblait découvrir le médecin, il l'imaginait tout à fait du genre à aimer corps et âme... Pas une passion destructrice mais un don constant et entier aux personnes élues. Quelque chose avait dû blesser ou trahir un tel don irrémédiablement. Ryô aurait donné cher pour en savoir un peu plus. L'appel irrité de Takahashi-san le fit sortir brutalement de sa rêverie. Il retourna à ses tâches de mauvaise grâce, se maudissant de perdre ainsi son temps sur de si futiles questions...
~
Ryô passa une main sur son front. Depuis presque une semaine que le camp fonctionnait avec une équipe réduite, le travail n'avait pas manqué. Il avait presque oublié ce matin sa petite patiente qui avait dû venir lui réclamer ses soins en désespoir de cause. Sama avala consciencieusement sa pilule avant de pousser un petit cri de surprise. Se dégageant de Ryô, elle s'élança en courant vers une destination inconnue derrière lui. Celui-ci, éberlué, se retourna pour voir l'enfant se précipiter dans les jambes de Seishi-san qui la prit aussitôt dans ses bras.
- Eh, princesse, tu as l'air en pleine forme !
La petite fille acquiesça avant de pointer un doigt vers Ryô.
- Ryô-niisan s'est bien occupé de moi !
Seishi-san sourit.
- Mais je n'en doute pas sinon je ne lui aurais pas demandé de me remplacer !
Il se redressa alors mais vacilla légèrement et dût s'appuyer un instant à l'arbre tout proche.
- Docteur Sei ? interrogea Sama en tirant sur son pantalon les sourcils froncés.
- Ça ne va pas ? s'enquit à son tour Ryô d'une voix neutre, se décidant enfin à se joindre à eux. Le médecin venait de proclamer sa confiance en lui, il ne pouvait faire moins que de s'informer de son état. Il jura en lui-même. Il devait prendre garde néanmoins car il ne désirait pas voir s'imposer de nouvelles obligations. Il n'avait pas besoin de qui que ce soit.
- Ce n'est rien, assura le médecin en se frottant les yeux. Je me suis relevé trop vite, j'ai dû sous-estimer ma faim.
Ryô fronça les sourcils à son tour. Seishi-san avait l'air exténué. Ses traits étaient tirés et il semblait pâle malgré son hâle.
- Vous n'avez pas mangé... Il est presque quatre heures, constata-t-il avec un ton de reproche sous-jacent.
- Ça ira, j'ai l'habitude... Ce n'est rien Sama, traduisit-il à l'attention de la petite fille qui regardait alternativement ses aînés l'air inquiet. Nous avons fait une longue route, je suis un peu fatigué.
- Allez Sama, va jouer avec tes camarades, ajouta Ryô, Docteur Seishi n'a pas été sage et doit se reposer pour être en bonne santé.
La petite fille acquiesça et partit sous le regard étonné de Seishi-san à ses deux compagnons.
- A demain Ryô-niisan, et bien te reposer docteur Sei…
- Venez, ordonna le jeune homme en se retournant, il doit rester un peu de riz.
- Merci mais…
- Ce n'est pas à moitié mort que vous serez utile à qui que ce soit « sensei » ! coupa Ryô, excédé, en faisant volte-face. Et je ne tiens pas à ajouter un malaise de votre part à la longue liste de griefs contre moi ici !
- Très bien docteur… soupira Seishi-san en lui emboîtant le pas tout en se massant la nuque.
Il se laissa tomber sur une des chaises de fortune garnissant la case commune tandis que Ryô emplissait un bol de riz.
- Merci pour tout Ryô-kun, souffla-t-il le menton posé sur une main levée.
- De rien Seishi-Sensei. Je suppose que vous devez avoir soif… lâcha celui-ci en posant une cruche d'eau et un verre à côté du bol.
- Mmm… Mais s'il te plaît, cesse ces formules de politesse entre nous.
Devant le trouble du jeune homme il ajouta.
- Je ne prétends pas être traité comme un ami mais comme un égal, sans plus.
Ryô baissa la tête. Le médecin avait déjà imposé l’usage de son prénom vu la complexité de son nom – et c’est vrai que quand il l’avait appris il l’avait trouvé tout à fait imprononçable – mais…
- Je ne sais pas, vous êtes… Je… J'essaierai… Seishi-san, murmura-t-il avant de quitter Seishi-san.
Celui-ci soupira de nouveau et entreprit de restaurer un minimum son corps en rébellion.
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