III. Jusqu’à ce que se couche le soixante-dix-septième jour
Chants d’oiseaux étouffés. Grincements de mobilier. Désorientée, Thalie émergeait pesamment, ramenée à la réalité par les bruits distants. Elle ouvrit lentement les yeux, pour ne distinguer qu’un environnement flou et humide. Il faisait étonnamment sombre dans sa chambre, ce devait encore être la nuit. Se retournant en soupirant, elle sentit son bras rencontrer quelque chose de chaud près d'elle, ce qui la réveilla en sursaut. Ses souvenirs la percutèrent de plein fouet : elle n'était pas dans ses draps de soie au temple royal, mais dans le sous-sol d’une vieille chaumière alcalinoise, accompagnée du condamné qu’elle avait gracié. Un flot de sentiments néfastes la noyèrent tout à coup : remords, angoisse, dépit et dégoût de soi. Elle se remémora avec incrédulité les baisers échangés la veille et les caresses qui l'avaient emportée, confuse et étourdie d'amour, jusqu'à la couche où elle avait été déshabillée, embrassée et étreinte.
« Bien dormi, princesse ? demanda-t-il avec un petit sourire narquois.
- Grâce à Fraven, oui, marmonna-t-elle en se frottant les yeux.
- Oh, j’ignorais que tu avais passé une nuit éreintante avec un dieu hier soir, la taquina le cavalier en adoptant un ton malicieux. »
La jeune femme se couvrit le visage pour cacher son embarras.
« Non, je... certes, c’est à cause… grâce… à toi… que j’ai dormi si profondément. Cependant... je crois que nous avons fait quelque chose de mal.
- Pourquoi ? Les choses étaient-elles trop précipitées pour toi ? s’inquiéta-t-il en se redressant complètement. » Thalie cligna les yeux, interloquée par la question, qu’elle ne s’était pas posée elle-même. Elle secoua la tête. « Est-ce parce que… tu es une prêtresse ? Ou parce que nous ne sommes pas mariés ?
- Non, ce n’est pas ça non plus… je ne suis plus Grande Prêtresse. Seigneurs, comment pourrais-je oser prétendre à ce titre à présent ? Je ne suis plus qu'une adoratrice en perdition. Il est vrai que nous avons consommé notre union sans l’accord matrimonial divin, ce qui est un grand péché pour lequel les dieux nous châtierons probablement. Mais ce n’est pas le plus grave, ajouta-t-elle en voyant Lucas prêt à contre-argumenter. Notre crime risque de porter fruit en nous donnant un enfant apatride et illégitime, qui héritera du péché de ses parents selon les lois de l’Inquisiteur. Même si par chance notre première fois se révèle stérile, l’inévitable arrivera si l'on continue. Même des précautions ne pourront nous garantir un esprit tranquille... je crois donc que nous devrions nous arrêter là.
- Pourquoi serait-ce un problème si nous avions un enfant ? Nous sommes loin de Dana. Les problèmes dont tu viens de parler peuvent se régler facilement, si l'on sait comment s'y prendre. Nous devons faire profil bas pour le moment, mais avec un peu de temps, je suis sûr de pouvoir nous créer de fausses identités ici. »
Son sérieux alors qu’il parlait de leur avenir la toucha et la déstabilisa. Thalie remarqua furtivement que c'était la première fois que les rôles étaient inversés : Lucas qui posait les questions et elle qui y répondait. Malheureusement, la situation n’était guère réjouissante, d'autant plus que l’expression déterminée du cavalier lui renvoyait une image de couardise d’elle-même.
« J’ai conscience de ne pas avoir le droit de te dire cela après t’avoir supplié de m’emmener avec toi, Lucas, mais je pense que nous… que j’ai commis une erreur. En se sauvant l’un et l’autre, nous nous sommes condamnés à une vie de fugitifs, et nos jours de liberté sont comptés. Quand bien même nous serions à l’autre bout du monde, mon père ou Damid II de Corestine nous retrouveront un jour et nous feront payer chèrement l’affront que nous leur avons fait. Même en admettant que nous puissions nous cacher pour toujours sous un nouveau nom, nous vivrions dans la peur et, pour ma part, dans la culpabilité. Nous ne pouvons imposer aucun de ces destins à un enfant.
- De quelle culpabilité parles-tu ? l’interrogea Lucas.
- Celle de t’avoir emporté avec moi dans cette folie et d’avoir condamné mon pays à se priver d’une importante alliance militaire. Que vaut ma vie face à celle de tout le reste de mon peuple, dans un contexte de guerre… ? »
Il y eut un silence, puis Lucas reprit en posant sa main sur sa joue, son pouce caressant doucement ses lèvres :
« Latima[1], souffla-t-il. Te marier de force avec le fils d’un tyran[2] alors que tu étais promise aux dieux était également cruel. Nous sommes loin de Dana et de la Corestine, quoique tu en dises. Mark III pourra épouser une autre de tes soeurs. » Thalie fit la moue. « Il n’a jamais rien vu d’autre que ton portrait, enchérit-il, quelle différence cela pourrait-il lui faire ? Cela m’étonnerait qu’il perde beaucoup de temps à nous chercher quand d’autres possibilités existent. Levons-nous. Si tu le désires nous pouvons nous entraîner au bâton aujourd’hui. »
L’intéressée pinça les lèvres mais ne répondit pas. La différence entre elle et ses sœurs lui apparaissait comme une évidence : elles étaient plus âgées et n'avaient jamais eu la sainte vocation de prêtresse. Elles n'avaient pas été recluses dans un temple dès leur plus jeune âge pour devenir de jeunes filles pures et malléables que n'importe quel homme pouvait modeler à sa guise. De plus, la plus âgée, Calia, était destinée à un cousin du roi qui gouvernait une province éloignée de Dana, afin de renforcer le pays ; Alyssa et Judane seraient sans doute promises au sávilias[3] de Bonse ou à son frère. Elle tenta néanmoins de se convaincre que Lucas avait raison et qu’ils étaient trop loin pour subir les conséquences pour leur disparition. Quant à elle, n’avait-elle pas une mission de vie à trouver et à accomplir ?
Elle se dégagea du lit après que son compagnon eut fait de même. En remontant à l’étage, ils trouvèrent Maggie qui les salua et leur indiqua que l’eau était chaude pour leur douche. Le mot était inconnu à Thalie, qui suivit Lucas à l’extérieur, intriguée. Il lui montra tout d’abord la cabine des toilettes, à l’arrière de la maison. À l’intérieur se trouvait une chaise de commodité, sous laquelle les déchets tombaient dans des seaux de débris végétaux secs, que l’on devait vider plus loin dans la forêt à chaque fin de journée. Son guide lui expliqua qu’il s’agissait ici d’une exception : dans les villes et villages, les autorités collectaient les déchets ménagers pour la production de poudre noire, utilisée pour les explosifs, la pharmacopée et la fertilisation des champs. La Danéenne ne comprenait pas le lien entre des excréments ou de l’urine et des explosifs et le cavalier ne sut pas lui répondre ; le secret estien était après tout bien gardé. En contraste, la majorité des villes sudistes disposaient d’un système d’égouts. Lorsque les quantités d’eau étaient insuffisantes, on creusait des latrines ou mettait en place un système de collecte des déchets, qui après séchage pouvaient être réutilisés pour amender les terres des provinces peu fertiles. Une seconde cabine contenait la fameuse douche. À l’intérieur, un tonneau fixé en hauteur était relié à un puits, où la vieille femme pompait l’eau afin de remplir le contenant. Lucas lui montra qu’en tournant un système, appelé robinet, l’eau s’écoulait par gravité au sein de la cabine avant de retourner à la terre entre les lattes du plancher. Plus ou moins complexes selon les moyens et les régions, les douches étaient le moyen usuel des Alcalinois pour se laver. Le dispositif de Maggie, chauffé par sa magie, était rare. Il fallait d’autres installations pour permettre une chauffe au bois pour les humains, lui expliqua le cavalier. Outre l’impressionnant arsenal pour de l’hygiène individuelle (les Danéens privilégiaient l’hygiène collective, comme les thermes), Thalie était surprise que l’on gaspillât autant d’eau. Toutefois, les réserves de cet or bleu étaient bien plus importantes ici que dans sa terre natale.
Les amants se lavèrent ensemble, bien que la pratique fût interdite dans leur pays depuis l’intronisation de l’Inquisiteur ; leurs origines les rendaient mal à l’aise avec l’idée de gâcher de l’eau en utilisant la cabine séparément, et ils avaient jugé que ce serait le cadet de leurs péchés.
Après leur arrivée, leur quotidien fut rythmé par les besoins de la magicienne, qu’ils aidaient dans ses tâches de guérisseuse et de ménagère : récolter des simples pour des remèdes et du bois pour le foyer, entretenir le potager et la chaumière en décrépitude. De temps en temps, Lucas montrait également à sa compagne comment manier le bâton, à défaut d’un véritable sabre, trop dangereux à ce stade. Il constata toutefois l’intérêt décroissant de la jeune femme pour cette activité, qui préférait vraisemblablement la botanique aux arts martiaux. En écoutant les instructions détaillées de Maggie, Thalie finit par retenir de nombreuses informations sur les propriétés des plantes et l’écologie végétale. Elle ne pouvait se douter que ces connaissances l'aideraient plus tard à survivre suffisamment longtemps pour entrer dans les légendes… Toujours est-il que, pour en revenir à ces jours d'insouciance, la Danéenne apprit lors de son séjour que la magicienne avait été devin avant de devenir guérisseuse.
« Qu’appelez-vous la divination, au juste ? demanda-t-elle à la vieille femme, tandis qu’elle fixait des simples desséchés dans un herbier à l’aide de résine. »
En tant que prêtresse, elle avait appris à décrypter dans son environnement les signes des dieux, mais elle était encore trop jeune pour être capable de ce qu’on appelait le hiulawal, la lecture divine. C’était sur ce procédé qu’étaient fondées les fêtes de tauromachie, où des prêtres compétents lisaient des présages dans les entrailles des taureaux. Le hiulawal n’était destiné qu’à la famille royale, afin d’avertir le souverain d’enjeux cruciaux comme la menace d’une catastrophe ou l’arrivée d’un héritier. Mais la magicienne n’avait pas l’air d’une prêtresse.
« La divination est une branche de la magie spécialisée dans l’art de deviner l’avenir que les dieux ont réservé aux mavanams, peu importe leur race et leur panthéon d’appartenance. Je sais que les humains essaient de lire la trame du destin dans du marc de café, des tripes de bovins ou encore dans des pots de chambres, et j’ignore si certains en sont réellement capables ou si, comme je le soupçonne, il ne s’agit que d’affabulations. Dans le cas de la magie, nous lisons l’avenir dans la source des gens, ce qui me paraît plus fiable que des repas digérés. C’est un art complexe car, bien que notre futur soit déjà écrit, il est crypté dans un langage qui dépasse notre compréhension de simples mortels. La qualité du devin réside dans son habilité d’interprétation. Des magiciens légendaires ont pu prédire l’avenir de leur nation, et même entrevoir le lendemain de continents entiers. Cependant, la plupart des ceux qui prétendent posséder de tels pouvoirs sont des mystificateurs, ajouta la magicienne d'un ton cassant. La majorité d’entre eux n’accèdent en réalité qu’aux bribes de l’avenir de leurs clients et tentent d’en tirer une histoire cohérente.
- Qu’en est-il pour vous ?
- Mes pouvoirs ont été suffisants pour m’accorder une certaine notoriété, répondit la magicienne sans s’étaler davantage.
- Vous pouvez lire mon avenir, alors ?
- Plus maintenant, je suis trop vieille. Comme le corps et l’esprit, les pouvoirs périclitent avec le temps, c'est ainsi. »
La vieille femme mentait en partie en disant cela. Il était vrai qu'elle ne pouvait plus utiliser sa magie comme du temps où les voyageurs traversaient monts et forêts pour lui réclamer une prophétie. Mais elle pouvait parfois encore, par chance, avoir quelques visions. Ce qu'elle n'osait avouer à sa jeune invitée, c’était que les images qu’elle entrevoyait la concernant étaient de bien mauvais augures…
[1]
(dan.) « Mon amour ».
[2] Damid II de Corestine est en effet resté dans les mémoires comme un souverain sanglant, corrompu et violent.
[3] (bons.) Roi
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