« La forêt des démons ? Pourquoi donc ? s'étonna Lucas.
- Qu’y a-t-il de spécial à cette forêt ? demanda Thalie d'une petite voix, avant d'aviser que son intervention n’était peut-être pas la bienvenue – son père l’aurait punie pour avoir parlé sans être sollicitée. »
Ils la dévisagèrent avec incrédulité, si bien qu'elle ne put que rougir.
« Je veux dire, bien sûr, je sais où elle se situe sur une carte et je connais son origine, liée à la création du monde. Je sais qu’en son sein la Lune et le Soleil se lèvent et se couchent tour à tour, et qu’elle serait habitée par des créatures maudites. Mais dans les faits, qu'est-elle ? L'a-t-on déjà traversée auparavant ?
- C'est impossible pour le commun des mortels, répondit Lucas en secouant lentement la tête. La forêt des démons est le seul endroit qu'il est défendu aux mavanams de traverser. Certains ont bien sûr bravé l’interdit, convaincus qu’un endroit de si mauvaise réputation devait forcément cacher de fabuleux trésors. S'il y a bien une chose que nous a rapporté leur imprudence, c'est que quiconque met les pieds dans cette forêt ne revient jamais.
- Peut-être parce qu'ils n'en ont plus envie ? risqua timidement Thalie, qui avait entendu des légendes de paradis perdus au sein de cette forêt.
- Non, parce qu'ils y meurent, insista son compagnon en la regardant droit dans les yeux. J’ai connu des hommes qui s'y sont risqués. J'ai entendu leurs hurlements d’agonie, même éloigné de plusieurs alkhamulik[1]. Lorsqu'ils se sont tus, j'ai compris que la douceur de la mort leur avait enfin été accordée. Il y a dans cette forêt, Thalie, des créatures cauchemardesques et des pièges mortels. Bien que personne ne soit revenu pour nous les décrire précisément, il suffit de s'en approcher pour entendre des cris inquiétants et pour voir, entre les arbres, se tapir des ombres étranges et des frémissements menaçants. Il y a même des monstres capables de sortir de la forêt, au grand dam des pauvres diables qui vivent aux alentours : il s'agit des biriks[2]. Ce sont des créatures bicéphales au corps de fauve et d’oiseau ; leur première tête est celle d’un aigle et la seconde, située à la place de la queue, celle d’un serpent. Leur chair noire dépourvue de peau exulte en permanence un sang toxique et une odeur pestilentielle. Ils chassent en meute des mavanams, lors des nuits de lune rouge[3]. »
Thalie n’avait jamais entendu parler des biriks et resta silencieuse pendant le reste de l’entretien, abasourdie une nouvelle fois par son ignorance hors des champs de la théologie. Comme si son intervention n’était jamais arrivée, la vieille femme reprit le fil de la conversation en expliquant à Lucas que l’on ignorait les raisons qui poussaient la Sorcière à tenter de traverser la forêt des démons, mais que l’hypothèse privilégiée était qu’un tel exploit lui faciliterait l’accès à l’ensemble des continents. Cela lui permettrait en effet dessiner de nouvelles routes d’approvisionnement pour ses troupes et de nouveaux angles d’attaque vers les territoires qui n’étaient pas encore tombés sous son joug. Afin de ne point sacrifier ses soldats, la Sorcière envoyait des cohortes de serfs-de-morts sous la frondaison maudite. En effet, les cadavres animés par la sorcellerie n’attiraient pas le courroux des monstres qui l’habitaient, ceux-ci ne s’intéressant qu'aux vivants. Ces expériences avaient pour limite que les serfs-de-morts ne pouvaient trop s'éloigner de leurs maîtres, qui pour leur part se gardaient bien de s’aventurer dans ce périlleux territoire. Des rumeurs soufflant que la Sorcière essayait de dompter des biriks allaient de bon train, même si personne ne savait si oui ou non elle y était parvenue. Le cavalier et leur hôtesse échangèrent ainsi longuement des informations sans se préoccuper de la jeune fille, jusqu'au moment où la vieille femme claqua des mains :
« Il suffit pour ce soir, je crois. Quel est ton nom, ma petite… ?
- Kaisa Medir Altaron, répondit la jeune fille, soulagée d’être de nouveau intégrée à la conversation. Mais mon vrai nom est Thalie Allan’ar Delmahni, ajouta-t-elle en voyant que Lucas l’invitait d’un geste à dire la vérité. Pour vous servir.
- Ah, une Delmahni. Bien sûr..., murmura l’aïeule pour la première fois, l’air pensif, avec quelque chose comme de la compassion dans le regard... Mais je ne me suis pas présentée non plus, je crois. Je vis isolée de la société, comme tu as pu le constater, et j’en perds mes manières. On m’appelle Maggie, ma petite. Considère-toi ici comme chez toi.
- Oh ! C’est très aimable à vous, dit la jeune fille en rougissant, qui ne s’attendait ni à cette familiarité ni à cet accueil chaleureux. Soyez assurée que je ferai de mon mieux pour mériter cet honneur.
- C’est bien, lui répondit Maggie. Je n’ai pas de quoi vous offrir à souper, je suis en jeûne thérapeutique pour mes problèmes articulaires et ne bois que des infusions. J’irai vous chercher de quoi déjeuner demain, au hameau. Vous pouvez aller vous reposer en bas. »
Le cavalier se leva, sachant déjà vraisemblablement où aller, et la princesse l’imita en s’excusant. Il s’équipa d’une lampe à ombre, dans laquelle il alluma une bougie, et mena sa protégée jusqu’à une trappe dissimulée sous un tapis. Une fois ouverte, celle-ci dévoila un étroit escalier en colimaçon. Lucas referma la trappe après elle avant de prendre la tête de leur descente. Thalie se posait mille et une questions sur cette étrange destination choisie par son guide et sur les raisons qui poussaient une vieille guérisseuse à vivre en retrait et posséder un sous-sol caché. Enfin, quel lien unissait leur singulière hôtesse et Lucas ?
N’osant aborder le sujet directement, Thalie demanda :
« J’ignorais que tu parlais le balariam, as-tu appris pendant les années que tu as passé à l’Est ?
- En effet, répondit Lucas.
- Est-ce Maggie qui te l’a appris ?
- C’est une savante qui parle de nombreuses langues, répondit indirectement l’intéressé avec un faible sourire. Mais c’est plus compliqué que cela.
- … Est-ce une sorcière ? »
Lucas marqua une pause, avant de répondre simplement :
« Non. C'est une magicienne. »
Thalie parut très impressionnée, mais lorsqu'elle voulut poser d'autres questions, la pièce leur apparut. Il s’agissait vraisemblablement d’une ancienne cave, qui avait été réaménagée en abri secret. Les murs et le mobilier étaient anciens, mais propres. Une aération permettait d’entretenir un air sec et frais. Un élément troubla cependant la jeune fille : il n'y avait qu'un seul lit. Elle jeta un regard alarmé à son guide, qui sembla ne pas s’en préoccuper. Au contraire, celui-ci avait déjà posé leurs sacs et ses armes sur le côté, puis jeté son gilet de voyage sur la couverture. Assis sur le matelas, il s’apprêtait à retirer son eala[4] et à se déshabiller devant elle, dans la plus grande indifférence. Thalie éleva la voix pour l’interrompre.
« Mais... où vais-je coucher, si tu occupes ce lit ? »
Sa détresse était si sincère qu'elle fit éclater de rire Lucas.
« Les gens du commun partagent leur lit, en général. Ce serait une dépense inutile de ressources et d’espace de n’en posséder qu’un par personne. Rechignerais-tu à partager ces draps avec moi après que nous avons campé couchés l'un près de l'autre pendant tout ce temps ?
- ... Mais ce n'était pas pareil, contra faiblement Thalie. »
Elle sentit ses joues s’enflammer d’embarras. Lucas ne lui avait réclamé ses lèvres qu’une seule fois, et même si cela avait été pour elle un moment inoubliable, l’absence de changement dans leur relation lui avait laissé penser qu’il ne s’était agi que d’un caprice pour lui. D’un autre côté, elle avait également joué la carte de l’indifférence, ne souhaitant pas révéler la faiblesse de son cœur pour le cavalier. Était-ce là un nouveau tour de sa part ? Thalie avait parfois l'impression qu'il se jouait d’elle et de son inexpérience. Toutefois, personne n’aurait pris les risques qu’il avait sacrifié pour elle sans une sincère loyauté, à défaut d’amitié ou d’amour. Son incapacité à mesurer la nature et la profondeur des sentiments du guerrier à son égard la froissait plus qu'elle ne voulait l'admettre.
« Il faut être un couple pour partager sa couche ainsi, insista-t-elle en détournant le visage et en se renfrognant, agacée par ses propres pensées.
- Pas forcément. Quand bien même, n'en formons-nous pas un ? »
Il s'était levé et approché d'elle. La peau nue de ses bras luisait à la lumière de la lampe à ombre, ses cheveux noirs détachés coulaient sur sa nuque et ses épaules. Thalie recula d’un pas, balbutiante et confuse. Une tension intime enveloppait l’atmosphère de la pièce et lui coupait le souffle.
« Il... il faut s'aimer, pour former un couple, Lucas.
- Ne m'aimes-tu pas ? lui demanda-t-il. »
Il s'arrêta très près d'elle sans la quitter du regard ; ses grands yeux noirs brillaient d'intensité dans la pénombre de la petite pièce. Thalie ouvrit la bouche pour répondre, hésitante, mais aucun son n'en sortit. Lucas se pencha sur elle et l'embrassa, avec la passion de plusieurs mois d’anticipation, de désir et de sentiments contenus. Les doutes qui rongeaient le cœur de la jeune fille disparurent, noyés par un flot grisant d’amour. Elle oublia son pays natal et les conséquences funestes de leur fuite ; elle oublia ses questions, ses réticences et son éducation chaste de prêtresse. Quelque part, elle put entendre le rouage du destin tourner.
Interrompant un instant leur baiser, Lucas murmura :
« Dans ce cas-là, nous formons un couple. »
[1]
(dan.) Pluriel de alkhatrimulik, qui représente un
cinquième de trimulik (soit mille pas environ).
[2] (bal.) Le nom entier est « myeong-birik », qui pourrait être traduit par le « griffon miaulant ».
[3] Phénomène irrégulier dont le mystère de l’origine n’a à ce jour jamais été élucidé, bien qu’il existe de nombreuses théories à ce sujet (voir les articles de l’encyclopédie Phénomènes lunaires du cosmos, qui recueille l’ensemble des études faites autour de notre lune et de celle des planètes visibles depuis notre ciel). Il semblerait que la couleur de rayonnement des lunes soit synchrone entre certaines planètes.
[4] Haut court et sans manche parfois porté comme sous-vêtement ou en vêtement d’intérieur.
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