II. Rencontre du douzième jour
L’incident fut écarté comme s’il n’avait jamais existé et les deux voyageurs continuèrent tranquillement leur voyage vers le sud-est de l'État d'Alcalin sans réaborder le sujet. Peut-être étaient-ils un peu plus silencieux qu’auparavant. Leur progression les mena un demi eb’suu plus tard dans de vastes champs de céréales que Thalie ne reconnaissait pas, dont certaines parcelles étaient vraisemblablement en jachère. À l'écart d'un petit hameau, au pied d'une colline isolée, ils découvrirent une vieille petite chaumière circulaire, architecture typique du pays, dont le toit de roseaux touchait presque les herbes hautes. De la fumée s’échappait doucement de la cuisine extérieure, témoin de la vie qu’abritait encore le vénérable bâtiment. En voyant son protecteur se diriger tout droit vers cette maison, la prêtresse interrompit un instant sa marche et sa contemplation du paysage verdoyant.
« Que fais-tu, Lucas ? demanda-t-elle avec une méfiance qui la surprit elle-même, car elle remettait rarement en cause ses choix et l’exprimait encore moins souvent.
- Fais-moi confiance, lui répondit-il avec un sourire joyeux, balayant l’hésitation de sa protégée. »
Depuis qu’ils avaient quitté Entesira, Thalie avait remarqué que son compagnon la guidait sans la consulter et préservait jusqu'au bout le mystère de la destination exacte à venir. Même s’il ne l’avait jamais déçue jusque-là, elle se demandait de plus en plus la raison des secrets de son guide. Craignait-il qu’elle refusât de l’accompagner si elle connaissait ses plans ? Était-il fatigué de lui justifier ses décisions, bien qu’elle fût concernée ? Ou bien était-ce simplement une déformation de son ancien rôle de meneur d’hommes ? Ces spéculations la laissaient souvent songeuse, pour ne pas dire renfrognée. Le sentiment de liberté auquel elle avait goûté pendant leur compagnonnage avait fait naître en elle le désir d’être consultée pour les décisions l’affectant. Peut-être était-ce pour éviter cette soif de contrôle que les femmes étaient écartées de la politique et des rôles déterminants de la société danéenne. Depuis leur rencontre avec le serf-de-mort, la jeune fille sentait germer en elle comme une ivraie de sombres réflexions, que le manque de communication fertilisait. Elle se surprenait à avoir peur au point que sa poitrine ne se comprime ; pas seulement pour elle-même, mais pour son peuple. Les sorciers n’étaient encore jamais entrés dans Dana à sa connaissance, et pourtant ils avaient vu leurs pantins détruire Entesira. Était-ce un signe que les armées du Sud perdaient du terrain ? Si tel était le cas, comment allaient faire les Danéens pour repousser l’invasion sans l’aide militaire corentienne que son hymen promettait ? Pire : sa disparition la veille de l’arrivée du prince Mark III avait-elle entraîné un conflit entre Dana et la Corestine, coinçant sa terre natale entre deux fronts ? Thalie n’en avait pas encore conscience, mais elle commençait à être rongée par le pire des maux : le remords. Celui-ci s’accompagnait d’un terrible sentiment d’impuissance, la laissant d’autant plus vulnérable aux idées noires qui grandissaient en elle.
Le cavalier, qui ignorait les sombres pensées de sa discrète protégée, frappa trois fois à la porte de la chaumière. Il y eut des bruits de pas et le claquement d'un loquet, puis le battant s'entrouvrit pour laisser entrevoir une vieille femme, plus grande que Thalie malgré son âge avancé et son dos légèrement voûté. Son visage dépigmenté et parcheminé par le temps était encadré par une crinière argentée, déployée librement sur ses épaules et sa robe anthracite. Elle possédait des traits que Thalie n’avait encore jamais vus chez une mavaname : des yeux bleu pâle, torves, surmontés de sourcils si fins qu’ils en étaient presque invisibles, contrastant avec un nez empâté. L’inconnue les dévisagea avec une certaine apathie avant de reconnaître Lucas ; une lueur éclaira alors ses prunelles glaciales.
« Ainsi, tu es revenu… intéressant, dit-elle en balariam avec un fort accent alcalinois. »
Elle posa son regard froid sur la princesse, qui frissonna d’inquiétude. Quelque chose chez cette vieille femme n'était pas humain.
Autorisés par une invitation gestuelle à entrer dans le logis, Lucas et Thalie firent quelques pas à l’intérieur. La vieille dame vivait vraisemblablement seule, sans la compagnie de sa famille ni d’animaux domestiques, ce qui était surprenant pour la Danéenne. L’unique grande salle incluait les commodités d’une cuisine d’intérieur et d’une chambre. Les étagères alignées aux murs étaient garnies de pots en terre cuite étiquetés dans une langue que Thalie peinait à déchiffrer, bien qu’elle lût parfaitement le balariam ; elle en conclut qu’il s’agissait d’alcalinois ou d’un idiome local. Malgré l’obscurité grandissante, la jeune fille vit que les présentoirs abordaient également divers minerais, herbiers, fioles et onguents en tout genre ainsi que des animaux ratatinés ou préservés dans de l’eau-de-vie. L’ensemble dégageait une très forte odeur mêlant l’herbe coupée, la viande séchée, l’alcool frelaté, les huiles essentielles et la poussière. La princesse conclut rapidement que la vieille femme devait être une guérisseuse[1], toutefois elle était convaincue que ce n’était pas sa seule étiquette. Comme pour confirmer sa pensée, leur hôte alluma les bougies qui les entouraient d’un claquement de doigt. Thalie retint à grand-peine le cri qui voulut lui échapper. La vieille femme reposa ses yeux de glace sur la princesse.
« Tu ne m'as toujours pas présenté cette jeune fille, Lucas, reprocha-t-elle d'une voix cassante.
- Je pensais que tu avais déjà deviné, grand-mère[2], sourit le cavalier en s'asseyant à la table, les mains entrecroisées. » Thalie fut surprise de l’entendre parler balariam. Sa locution était plutôt fluide, témoignant d’un apprentissage précoce de la langue. Son aisance et sa familiarité avec le mobilier suggéraient que les lieux lui étaient bien connus. Il semblait s’être souvent installé ainsi pour discuter avec leur hôtesse. Habitait-il cette maison depuis toujours ?
« Hum, fit la vieille femme pour toute réponse. Sait-elle qui je suis ?
- Non, bien évidemment. J’attendais que l’on soit ici. Tu lui dévoileras ce que tu veux.
- Tu as bien fait, mon garçon. »
Malgré le surnom affectueux, sa voix était sèche et dépourvue de chaleur familiale. De même, Lucas s’adressait familièrement à elle, pourtant le ton restait distant. Thalie pouvait facilement deviner à leur physionomie qu’ils n’étaient pas du même sang, mais elle sentit qu’un lien particulier les unissait. Peut-être celui de maître et élève, ou de sauveur et débiteur.
« Hum, reprit la vieille femme, plus aigrement. Quelles sont les nouvelles de la Faveur du Soleil[3] ?
- Les sorciers ont cessé depuis peu de harceler les côtes ouest du royaume de Bonse, mais la menace perdure. La Corestine et Dana tentent de mettre au point une alliance militaire pour venir à bout de l’ennemi grâce aux chars à éléphants et aux navires corentiens, mais je doute que ce soit suffisant. Je soupçonne la mollesse actuelle de l'envahisseur de n’être qu'un leurre pour nous faire baisser notre vigilance, voire pousser nos armées à les pourchasser dans l’Empire des Géants[4] et nous attirer dans un piège. Les sorciers du Nord n'ont jamais eu de raison de battre en retraite, qui sait ce qu’ils peuvent réellement penser. Récemment, nous avons appris que leur chef est une femme. Nous ignorons encore son nom, mais les prisonniers que nous avons interrogés lui donnent le titre d’impératrice et la surnomment la Sorcière des Abysses.
- Intéressant. Quoi d'autre ?
- Un fait m'inquiète. Nous avons rencontré une troupe de huit serfs-de-morts à Entesira. » Thalie s’étonna qu’il eût trouvé le temps de les compter. Ou bien pouvait-il les ressentir, comme elle ? Était-ce un phénomène normal après tout ? « Cela correspond à la plus grosse unité que peut diriger un sorcier, d’après nos sources, continua Lucas. Je n'ai pas vu leur maître directement, mais j’ai vu ses boules de feu détruire la bourgasse.
- Vraiment ? Voilà qui est étrange en effet, surtout s’ils ont battu en retraite au niveau des frontières. De notre côté, aucun envahisseur n'a encore pénétré l’Empire des Dieux[5], même les États les plus au nord. J'ai ouï dire par des réfugiés que de nombreux pays de la Faveur de la Lune[6] sont déjà tombés et que seuls les Trois Royaumes[7] et le Saint Royaume de Dangler font encore rempart face à l'ennemi. S’ils venaient à capituler, il y a fort à parier que tous les continents seraient menacés par les expansionnistes. Ce sorcier que vous avez croisé… je dirais qu’il s’agit d’un cas isolé, peut-être un agent spécial chargé d’accomplir de sombres desseins... Un homme de la Sorcière, pour sûr, sinon il n'aurait pas de serfs-de-mort à son service[8]. Un espion, peut-être ? Je n'arrive pas à comprendre. Étrange. »
Thalie, qui écoutait attentivement, fut effrayée de se sentir exclue d'une telle conversation, alors qu'elle était pourtant la quatrième princesse de Dana et jusqu’à peu sa Grande Prêtresse.
« Mais il y a plus étrange encore, ajouta
la vieille femme. Savais-tu que cette Sorcière cherche à traverser la forêt des
démons ?
[1] Profession nécessitant de vastes connaissances en physiologie humaine, botanique, mycologie et d’autres sciences encore très empiriques à l’époque. Les guérisseurs apportent des solutions aux maux en s’appuyant sur des ressources naturelles qui peuvent être végétales, animales ou même minérales, par exemple en utilisant avec précaution les propriétés toxiques de certains métaux pour se débarrasser de parasites internes. Bien entendu, de nombreux charlatans se prétendant guérisseurs ont existé à travers les temps jusqu’à nos jours.
[2] Il est très fréquent dans certains états de l’Est d’appeler les personnes âgées « grand-mère » ou « grand-père » selon le genre de son interlocuteur, par marque de respect ou d’affection. Cela n’implique pas forcément de lien de parenté. Cela vaut aussi pour des aînés, que l’on peut appeler « oncle » ou « tante » ou bien « grand frère », « grande sœur », selon la différence d’âge. Inversement, les plus jeunes sont souvent désignés comme s’ils étaient les enfants, neveux ou nièces ou les benjamins de leur interlocuteur.
[3] Appellation des Terres du Sud en balariam.
[4] Surnom donné aux Terres de l’Ouest en balariam, en lien avec les montagnes et volcans gigantesques de ce continent.
[5] Nom de la plus grande confédération estienne, qui comprend une vingtaine d’États et tout autant de cité-États.
[6] Nom donné aux Terres du Nord en balariam.
[7] Nom de l’alliance entre les royaumes des Holmens, des Tejätfens et des Hestgers, trois pays des Terres du Nord ayant une langue officielle et une culture commune.
[8] Avant l’apparition de cette fameuse Sorcière, la nécromancie (l’emprisonnement et le contrôle d’âmes défuntes dans des dépouilles pour en faire des marionnettes sans volonté propre) était encore une manifestation de la sorcellerie que l'on supposait mythique.
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