Chapitre II
Le
Châtiment
« Le destin éborgne le mavanam, crève ses tympans, arrache sa langue et lui lie pieds et poings. Il le renvoie satisfait en lui disant : "Tu es parfait à présent." »
- Proverbe alcalinois.
I. Insouciance du quatrième jour
« Sommes-nous encore loin de notre destination, Lucas ? »
Le cavalier, qui menait la marche d'un pas tranquille, se tourna à demi vers sa protégée qui enjambait lestement un tronc d'arbre effondré. N’ayant pu récupérer de chevaux depuis leur fuite d’Entesira quatre jours plus tôt, ils avaient continué leur route à pied. Essayant d’exploiter cette situation désavantageuse, ils en avaient profité pour emprunter des sentiers impraticables à cheval. Thalie commençait à s’habituer à la marche et avançait à bon rythme malgré les difficultés. Aucune trace de civilisation ne leur était encore apparue alors qu'ils avaient déjà traversé la frontière de l’État d'Alcalin. Le paysage monotone de sable brûlant, rochers aiguisés et d’herbes rachitiques cédait peu à peu la place à une végétation plus dense et un climat plus humide, favorisé par la fraicheur des rus abrités dans l’ombre des collines. L’air était toujours chaud et les essences similaires à celles que l’on pouvait trouver autour de Dana. L’on était encore loin de l’image verdoyante et luxuriante que l’on se faisait couramment des Terres de l’Est, mais les transformations apparaissaient déjà aux yeux des deux voyageurs, pour leur plus grand soulagement.
« Je crains que nous ne soyons de nouveau forcés de dormir sous le regard du dieu Ball, j'en suis navré, répondit le jeune homme.
- Ce n'est pas grave. L’herbe d’ici fait une plus douce litière que le sable et les rochers. Nous passerons une bonne nuit. »
Thalie lui sourit, vraisemblablement ravie de pouvoir partager une soirée de plus sous la lune avec son guide. Le cavalier lui rendit son sourire et s’empressa de trouver un endroit propice au campement, estimant qu'un peu de répit ne leur ferait pas de mal. Ils marchaient depuis les premières lueurs du jour.
La prêtresse installa leurs hatts et fit le compte des maigres provisions qu'il leur restait : une poignée de viande séchée, quelques baies déshydratées, du pain de semoule sec et une galette de mil fourrée au fromage de chèvre rassie. Leur réserve d'eau était également source de préoccupation, malgré leurs efforts pour en limiter la consommation et boire le plus souvent à même les points d’eau. Heureusement, il leur était de plus en plus facile de remplir leurs outres depuis qu’ils s’approchaient des reliefs estiens. Voyant ce pauvre étalage, Lucas dit à la jeune fille :
« Il va falloir que je pose des pièges demain. Il doit bien y avoir quelque bête qui se laissera attraper pendant que nous irons faire la cueillette. »
Sans répondre, le regard rêveur, Thalie opina et se mit à partager de façon équitable leurs rations. Se levant, elle déposa avec délicatesse quelques fruits secs et une part de galette dans les mains offertes de son compagnon. Celui-ci la couva du regard tandis qu'elle mangeait et, une fois qu'elle eut terminé, lui proposa avec douceur :
« Voudras-tu que je te montre comment poser des pièges, Thalie ? Je sais bien que tu t'ennuies lorsque je ne suis pas au camp. Si tu veux, je te montrerai également comment manier le birsa[1] et l’arc, quand j’en retrouverais un. Cela pourrait être une expérience intéressante, qu'en penses-tu ? »
Thalie leva ses grands yeux gris vers lui, surprise. Elle s'était souvent imaginée chasser aux côtés de son guide, se peinturant aussi confiante et triomphante qu’il ne l’était, mais jamais elle n’aurait cru qu’il lui ferait une telle proposition. Les femmes n’avaient pas le droit d’effectuer ce genre de besognes, à sa connaissance. Une croyance populaire voulait que cela n'apporte rien de bon, les rôles ayant été soigneusement répartis par des souverains éclairés dans le passé après la réinterprétation des textes anciens.
Le sourire de la jeune fille se tordit aussitôt que son éducation reprit le dessus.
« Non... cela m’est interdit, tu le
sais bien. Les dieux n’ont pas créé les femmes pour cela, nous ne sommes bonnes
à rien lorsqu'il s'agit de chasser, se battre ou se défendre. Naré me dit
toujours que c'est pour ça que l’on n’a jamais vu de dame à la guerre ou à la
chasse. Parce que notre nature procréatrice nous rend malhabile avec une arme
ou des outils créés pour tuer. Je serais un poids pour toi. Je pense te
ralentir suffisamment pour ne pas avoir à te faire endurer d’avantage ma…
- Ne dis pas n'importe quoi, l’interrompit-il en souriant. Nous progressons toujours plus lentement à plusieurs, cela ne vient pas entièrement de toi. Par ailleurs, cela a-t-il quelque chose de désagréable ? Nous sommes à présent loin de ta ville natale et du joug de ton père. Les États de l'Est sont neutres dans les conflits qui font rage sur les autres continents, nous ne craignons plus rien. Quant à toi, Thalie, ta présence est rafraîchissante et apaisante. Tu es comme une source étincelante dans le désert. J'aime ta compagnie, pourquoi m’en départirai-je ? Tu m'aides bien plus que tu ne le crois, le moral est important pour une bonne expédition. Pour ce qui est de la faiblesse des femmes au combat, je pense pour ma part qu’il s’agit d’un conditionnement. C’est comme reprocher aux esclaves privés d’éducation de ne pas savoir lire. Certaines matriarches sont plus coriaces que les mercenaires les plus endurcis, tu peux me croire. Même si je n’ai jamais vu de femme guerrière, je sais qu’elles existent dans d’autres contrées. Les chasseresses quant à elles sont assez fréquentes dans l’État d’Alcalin. Je t'apprendrai les bases de ce que je sais. Ce ne sera pas du temps perdu : tu pourras ainsi m'aider à nous approvisionner et qui sait, peut-être un jour me sauver la vie ? »
L’idée avait de quoi séduire Thalie et lui laissait entrevoir de nouvelles perspectives. Elle fut convaincue de nouveau que le cavalier était un homme exceptionnel.
« Merci beaucoup, Lucas, répondit-elle avec un sourire rayonnant. Je ne vois pas comment je pourrais un jour te rendre tout ce que tu fais pour moi. Même si tu prétends trouver du contentement en mon amitié ou simplement me rendre la vie que je t’ai épargnée, en réalité je serai toujours ton éternelle obligée. J'aimerais pouvoir t’offrir quelque chose qui compenserait quelque peu cette dette que j’ai envers toi.
- Tu le souhaites à ce point ?
- Bien sûr, répondit-elle avec vigueur.
- Les princesses sont bien têtues !
- Les cavaliers aussi, s'esclaffa-t-elle avec une certaine exaspération. »
Lucas simula d'être offusqué puis, recouvrant tout son sérieux, planta son regard dans celui de la jeune fille avec une intensité telle que toute trace de joie se retira aussitôt de son visage.
« Très bien, dit-il d'une voix étonnamment douce. Si tu insistes…
- Évidemment, répondit Thalie, sans sourire cette fois-ci, déstabilisée par son sérieux.
- … Si tu m’y contrains, reprit Lucas avec un faible sourire en coin, je ne demanderai qu’une chose : un baiser de ta part. »
Thalie ne réagit pas, incrédule. Elle tâcha de se convaincre qu’elle avait mal compris, mais elle avait clairement mémorisé le mouvement des lèvres de Lucas réclamant « un baiser ». Elle était si embarrassée qu’elle craignit un instant que ses cheveux ne prissent feu. La poitrine comprimée, elle se demanda, à défaut d’avoir mal entendu, si son compagnon ne se moquait pas d'elle. Mais son visage n’exprimait aucune malice ni hésitation. Il attendait patiemment sa réponse. Le cœur de Thalie battait à tout rompre sans qu’elle ne parvînt à interpréter l’émotion qui l’agitait. Elle pria les dieux, notamment la déesse des sentiments, Yunn, de lui apporter guidance. Et, comme si le ciel avait entendu sa prière, la réponse glissa hors de ses lèvres sans qu'elle n'y réfléchisse :
« D’accord. »
Lucas haussa un sourcil, réprimant un sourire face au spectacle que lui offrait la demoiselle qui tâchait de garder sa superbe malgré son visage écarlate et ses mains tremblantes. Essayait-elle de l’impressionner en se montrant téméraire ? Une partie de lui fut tentée de prendre l’avantage, mais il parvint à se contrôler et ajouta, en feignant le désintéressement :
« Je ne te force pas, tu sais. Je ne mens pas en disant que ma vie t’appartient et que tu ne me dois rien. Je suis déjà récompensé de mes efforts par ta compagnie et ton amitié. Si malgré tout tu souhaites m’offrir ce baiser, je ne compte pas le refuser. Es-tu sûre de toi ?
- Je... le suis, articula la Danéenne, à court de répartie et incapable d’aligner ses pensées. »
Ses yeux gris fuyaient ceux du jeune homme, noirs et perçants, mais il parvint tout de même à capter son regard. Il se rapprocha d’elle, prenant un certain plaisir à la voir rougir et rentrer la tête entre ses épaules, les mains instinctivement portées devant elle comme pour garder ses distances, pourtant celles-ci ne posèrent aucune résistance lorsqu’il la tira doucement contre lui. Il s'autorisa alors un sourire, auquel elle répondit maladroitement. Il se pencha vers elle et un brouillard gagna le champ de vision de la jeune fille. Elle sentit comme une brûlure au contact des lèvres du cavalier, glissant sur les siennes ; un frisson la parcourut d'une étrange façon, qui n'était pas désagréable.
Ce qui n’était au début qu'un effleurement timide devint quelque chose de plus insistant et plus fiévreux. L’esprit tourbillonnant, la princesse se laissa emporter par la fougue de son compagnon.
Lorsque Lucas interrompit leur baiser, ce fut à regret. Les joues toujours rouges et le regard pétillant, Thalie lui demanda en souriant :
« Le fait-on maintenant ?
- Pardon ? demanda-t-il, surpris et pas tout à fait sûr d'avoir saisi le sens de la question.
- Peux-tu m’apprendre maintenant à poser des pièges et à manier le sabre ?
- À cette heure-ci ? s’esclaffa-t-il, à la fois amusé et désorienté par cette innocence et cette soif d'expérience. Je ne pense pas que l’ambiance soit propice à une activité guerrière.
- Alors des questions ? J'en ai beaucoup à te poser.
- Va pour les questions, répondit-il avec un sourire tout en secouant la tête et en relâchant son étreinte. »
Ils partirent d'abord en quête de bois sec et de brindilles mortes pour allumer un feu, choisissant parmi les arbres des essences qui ne dégagent pas de fumée en brûlant. Lucas et Thalie disposèrent un foyer de pierre autour du feu de sorte à protéger les alentours des flammes et à couvrir la lumière du campement. La princesse ne cessait de s'émerveiller de l'adresse du cavalier, acquise au cours de longues années passées en campagne militaire.
Après les derniers événements, Lucas doutait que sa pupille pût encore l'assaillir de questions, mais il avait sous-estimé la curiosité de la jeune fille. Celle-ci, à peine installée, reprit aussitôt son interminable liste d'interrogations.
« Quel âge as-tu, Lucas ? (Cela faisait longtemps qu'elle se le demandait)
- Vingt-trois étés, répondit-il, vaguement amusé.
- Tu as donc six étés de plus que moi. Quand as-tu commencé à servir pour l'armée danéenne ?
- À mes seize étés, je crois.
- Est-ce tôt ou tard, pour un homme du peuple ?
- C'est très tard ! répondit l’intéressé. Certaines recrues commencent le service à dix étés. Bien sûr, ils ne vont pas tout de suite sur le front, mais ils suivent déjà une formation martiale. Tout ce que je savais faire, en arrivant, c'était m'occuper des chevaux ! Mais, comme tu peux t'en douter, j'ai vite rattrapé mon retard puisque j'ai été envoyé huit saisons plus tard sur le front de l'Ouest, dès les premiers raids de sorciers contre les villages frontaliers. »
Thalie resta songeuse un instant, le regard perdu dans le vide. Elle commenta à voix haute :
« Cela fait donc cinq années que tu guerroies… Tu as dû tuer beaucoup d’adversaires pour survivre jusqu’ici. »
Le cavalier resta muet un long moment, pendant lequel il posa vers la princesse un regard indéchiffrable ; ses yeux gris captèrent son attention, mais il n’y lut aucune malice, seulement une curiosité toute ingénue. Finalement, Lucas détourna son visage vers le feu et répondit d'une voix atone :
« En effet, beaucoup.
- Des sorciers ?
- Pas seulement.
- Des magiciens ?
- Entre autres.
- Quelle est la différence ? »
Il lui sembla un très court instant que la question exaspérait son guide. Celui-ci secoua ostensiblement la tête, comme s'il refusait de répondre ou voulait chasser par ce mouvement de fâcheux souvenirs. Probablement un peu des deux.
« Je préfère que tu ne le saches pas.
- Pourquoi donc ? s'étonna Thalie, qui n'avait pas l'habitude de se faire refuser des explications de la part de son compagnon. Serait-ce parce que... »
Elle voulut formuler une idée, mais elle préféra la ravaler au regard que lui jeta le cavalier, qui n'avait pourtant rien de sévère. Cela ne l’empêcha pourtant pas de continuer son interrogatoire :
« Et… qu’est-ce que l’on ressent… lorsque l’on renvoie un adversaire à ses dieux ? Est-ce une culpabilité accablante, ou bien la satisfaction de protéger les nôtres et d’accomplir ton devoir ? Est-il vrai, comme je l’ai entendu dire, que certains soldats prennent du plaisir à tuer ou à torturer ? As-tu toi-même déjà ressenti une sombre exaltation, ou bien été témoin de cela ? »
Cette fois, la colère chez son interlocuteur fut palpable.
« Eh bien, voilà une curiosité bien morbide, Thalie. Même si je te répondais, tu ne pourrais pas comprendre. Il n'y a rien de plus horrible que d'être contraint de tuer et d’être condamné à songer, pour le restant de ses jours, aux futurs que l’on a balayés. Ce n'est pas bon de rappeler aux meurtriers les crimes qu'ils ont commis. Ne parlons plus pour ce soir. »
La jeune fille baissa les yeux et se mit à gratter le sol de ses ongles avec embarras. Elle comprit que même si elle l’avait questionné sans mauvaise intention, elle avait outrepassé une limite qu’elle ne devait plus franchir. Parler de la guerre était indélicat de sa part, mais pourquoi lui refuser les connaissances qu’elle requérait sur les sorciers ou les magiciens ? Le silence demeura pesant le reste de la nuit, si bien qu’elle n’osa point le perturber ne serait-ce que pour lui présenter ses excuses, et encore moins pour lui demander des explications.
[1] Sabre danéen de la cavalerie qui, grâce à un protège-doigt important, offre une très bonne protection du poignet et de la main. Le fin tressage au niveau de la fusée permet une bonne saisie de l’arme par et une dragonne permet de garder le sabre en main tout en tirant à l’arc. La lame est légèrement courbe et comporte une gouttière.
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