Il n'y eut qu'un bref silence de pure stupeur, pendant lequel Thalie crut sentir l’air se glacer de peur. Puis tout ne fut que cris et aboiements furieux. Les villageois se bousculaient les uns et les autres vers la sortie. « Mettez les femmes et les enfants à l’abri dans les maisons ! » criaient des voix. « Que les hommes se rassemblent au centre du village ! ». Il y eut tout à coup un sifflement de projectile, puis le fracas de maisons touchées de plein fouet. Dans ce chaos indescriptible, la jeune fille sentit qu'on lui agrippait le bras et qu'on la tirait hors de l'auberge. Abasourdie, elle voulut se débattre, regardant autour d'elle sans comprendre. Lucas l'entraîna au plus vite à l'écart, la forçant à courir malgré son effroi. Il avait dégainé son sabre et avisait rapidement les chemins propices à leur fuite.
Quelque chose claqua à l’intérieur de Thalie, comme un fil trop tendu. Soudainement, ce fut comme si un voile avait été levé sur tous ses sens, ou qu’elle s’était éveillée d’une longue stase. Elle put sentir, mieux que n'importe quel être humain, à quel point l'atmosphère avait changé. L'air lui semblait dense et irrespirable, chargé d'une froideur inhabituelle. Le vent lui charriait une odeur qu'elle seule semblait pouvoir détecter. Un miasme de mort... et de maléfice.
Elle était sur le point de découvrir quelque chose lorsque soudain Lucas la tira plus fort par le bras. Malaisée dans sa course, Thalie trébucha ; le cavalier la releva sans la ménager et ils se remirent à courir avec frénésie, l’empêchant de se concentrer. Leurs chevaux avaient disparu et il jura dans un langage qu’elle ne reconnut pas. Percevant un mouvement suspect, le guerrier s’arrêta net, l’épée tendue. La princesse sentit également son cœur se serrer. Elle devina avant de la constater la présence d’un serf-de-mort qui les fixait, à une vingtaine de pas, dans une ruelle étroite.
À cette distance, la créature avait une forme vaguement humaine ; mais la fumée qui s’échappait des maisons en feu la gênait et elle cligna des yeux. Lorsqu'elle les rouvrit, elle eut juste le temps d'apercevoir une ombre fondre sur elle dans un râle animal. Une masse percuta les deux fugitifs de plein fouet, les séparant. Lucas perdit son sabre. Thalie eut le souffle coupé et sa vision se brouilla. Elle entendit le fracas de sa chute contre le sol et se sentit rouler sur plusieurs pas avant qu’un obstacle ne l’arrêtât en faisant craquer ses côtes. Elle voulut crier de douleur, mais l’air lui manqua. Elle s’étrangla de peur lorsqu’elle constata que le monstre était au-dessus d’elle.
Aussi près, il n’était plus possible de confondre le serf-de-mort avec un mavanam. Comme les rapports l’énonçaient, l’abominable créature était l’assemblage grotesque de différents cadavres, vaguement protégés de la putréfaction et possédée par une nouvelle entité. Les membres étaient cousus entre eux par du fil grossier, mais ce qui maintenait réellement le charnier et l’animait était de la pure sorcellerie. Thalie avait souvent entendu parler de ces infâmes marionnettes que les nécromanciens créaient avec les dépouilles de leurs ennemis, mais les récits alors lui paraissaient surréalistes, comme des fables. L’épouvante que ce monstre faisait naître en elle aspirait toutes ses forces ; elle se sentait à deux doigts de défaillir.
Le serf-de-mort avait cent fois le temps de la tuer, pourtant il ne le fit pas. Il la dévisageait de ses grands yeux vitreux et sans paupières. La prêtresse sentit que ce n'était pas vraiment le monstre qui l'observait mais la personne qui, derrière, le manipulait.
Lucas agit avant que la créature ne montrât ses véritables intentions. Il se jeta sur l’effroyable pantin, libérant ainsi Thalie et emportant son adversaire dans un roulé-boulé furieux où ils échangèrent coups et blessures comme deux hyènes enragées. La jeune fille en profita pour ramper à l'écart, les bras et les jambes flageolants. Elle voulait aider son protecteur, mais elle avait pu constater à quel point le monstre était fort et hargneux, aussi son corps ne lui répondait plus.
Malheureusement le serf-de-mort ne garda pas longtemps le cavalier comme adversaire. Reprenant le dessus comme par maléfice, il saisit le guerrier par la gorge avant de le faire valdinguer dans les airs comme une vulgaire poupée de sable. Lucas percuta le mur d’une maison dans un craquement sec et retomba lourdement au sol, où il cessa de bouger.
« Lucas ! hurla Thalie, terrorisée. »
Le jeune homme ne réagit pas, mais le cri attira de nouveau l'attention du monstre sur elle.
Son visage disgracieux se tordit dans une grimace démoniaque. C’était peut-être un sourire, autant que ses lèvres boursouflées puissent en dessiner un. Il s'approcha de la jeune fille et l'accula contre un tas de caisses, où elle se recroquevilla, sans échappatoire. Thalie se surprit à sangloter de façon irrépressible, les mains autour du crâne, tremblante comme une feuille. La marionnette putride poussa une exclamation moqueuse. Elle se mit à parler avec difficulté, dévoilant une muraille épierrée de dents noires entre lesquelles bougeait une langue bleuie par la mort :
« La roue du destin a commencé à tourner… et toi... enfant du chaos... tu pleures encore comme une petite fille...? ... Écoute cette prophétie… Un jour, tu perdras tout... Un jour, tu te perdras toi-même... et ce sera le prix de ta faiblesse... Mais rassure-toi… Je te laisse cent jours... Cent jours… Rallie-toi à nous... et nous t’arracherons au misérable dessein… que t’ont promis les dieux… Toi qui pries dans le vent. »
Thalie était tant pétrifiée de terreur qu'elle ne put saisir ce que la créature lui disait. Sa mâchoire claquait et son corps était secoué de spasmes. Alors qu'elle se sentait défaillir, elle vit la tête du serf-de-mort glisser de son socle de chair. Le crâne gangrené tomba lourdement sur le sol et roula sinistrement sur un pas, les yeux retournés dans leurs orbites et du sang noir s’échappant de ses orifices. La gorge ouverte émit encore quelques gazouillis d'air, puis les chairs ne se relâchèrent et le corps s’effondra sur lui-même dans un spectacle révulsant.
Thalie vida le contenu de son estomac crispé au sol et sentit quelqu’un la relever en hâte. Il fallut un long moment à la jeune fille pour comprendre que c’était Lucas qui, ayant repris connaissance, venait de trancher la tête de la créature. Du sang coulait de l’arrière du crâne du cavalier, luisant sur son cou et imbibant sa tunique.
« Suis-moi, vite ! »
Autour d’eux résonnaient les cris déchirants des habitants d’Entesira, sous l’assaut de leurs terribles assaillants. Sans qu’elle ne pût l’expliquer, Thalie sentait la présence glaciale des serfs-de-mort, qui étaient encore au nombre de sept. Elle essaya de les ignorer et focalisa ses efforts sur son compagnon, dont elle peinait à suivre le rythme. Ils abandonnèrent le village au courroux des sorciers sans demander leur reste. Les chevaux étant introuvables, ils durent fuir à pied. La peur était si forte qu'elle leur donnait presque des ailes. Les cris derrière eux semblaient ne jamais vouloir s'apaiser. Au bout d’un temps indéterminé de fuite désespérée, ils entendirent un dernier pleur de nourrisson, puis plus rien.
Les deux fugitifs coururent encore une heure vers l’est, dans l’espoir de rejoindre les collines pour s’abriter, jetant de nombreux regards par-dessus leurs épaules. Mais comme le calme du daïr jinn-la semblait souverain et que leurs corps meurtris atteignaient leurs limites, ils ralentirent jusqu’à s’arrêter tout à fait. Un grand silence les enveloppa, entrecoupé seulement par leurs respirations sifflantes.
Lucas se tourna vers Thalie et saisit son visage rougi par l’effort entre les mains avec l’expression la plus angoissée qu’elle ne lui eût jamais vu. Les cheveux noirs du guerrier s’étaient détachés et tombaient en cascades emmêlées sur ses épaules et son dos. Le sang qui avait coulé de son crâne, son nez et sa bouche maculait son cuir chevelu et ses vêtements. Il était couvert d’hématomes. Pourtant, il n'avait d'yeux que pour sa compagne.
« Tout va bien, Thalie ? »
Elle voulut lui répondre à l’affirmative, mais sa voix mourut dans sa gorge et des larmes lui montèrent aux yeux. Comprenant sa détresse, Lucas la serra dans ses bras. Le cœur de la jeune fille se mit à battre si fort dans sa poitrine qu'elle craignit un instant que le cavalier ne l'entendît.
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