V. Quand les ombres révèlent enfin leur visage
Le soleil matinal vint doucement réchauffer Thalie, qui ouvrit peu à peu les yeux, éblouie par la lumière. Les bourrasques nocturnes avaient déposé dans sa hatt[1] une fine pellicule poussière et de sable. En passant une main dans ses cheveux, elle nota distraitement qu’ils étaient broussailleux et poudreux, en harmonie avec ses vêtements plus miteux et désordonnés que jamais. Pourtant, elle avait la sensation d’avoir passé une des meilleures nuits de sa vie. S’étirant paresseusement, elle se redressa et regarda autour d'elle de ses yeux gris veloutés. Le paysage aux couleurs fauves brillait de reflets dorés au soleil. Une grande quiétude régnait. Quelques oiseaux insensibles à la présence des humains voletaient à travers le feuillage blond en chantant gaiement le lever du jour. Les imitant, la prêtresse déchue se mit à genoux et rendit grâce au disque de Raya, la danseuse, déesse de la lumière et de la vie. Elle ignorait si les dieux entendaient son dasaaq ou s’ils ne l’avaient jamais écouté ; malgré tout, les prières continuaient de lui donner un sentiment de plénitude et de sérénité. La jeune fille chantait doucement les poèmes sacrés, prenant garde de ne point réveiller son compagnon qui se reposait encore près d'elle. Celui-ci néanmoins l'entendit et se redressa pour l'écouter, à l'instar des oiseaux qui s'étaient tus pour prêter attention à l’étrange mélodie.
La prière achevée, Thalie embrassa sa quïra et aperçut du coin de l’œil le cavalier qui l’imitait avec son propre pendentif. Surprise, la jeune fille se retourna et s’empourpra.
« Oh, pardonne-moi Lucas, je ne voulais pas te réveiller. Tu as besoin de beaucoup plus de sommeil que moi.
- Pas d’inquiétude, la rassura-t-il avec un sourire. Nous n’avons que trop manqué le dasaaq dernièrement, il est important de renouer avec notre foi. »
Thalie rayonna à sa réponse, qui la rassurait pour cette matinée et celles à venir. Lucas la contempla un instant, songeant qu'elle était particulièrement jolie lorsqu’elle était joyeuse, malgré sa chevelure en désordre et ses vêtements poussiéreux. Il posa une main protectrice sur son épaule et la jeune fille lui sourit, avant de se mettre en quête de baies comestibles dans les buissons voisins, fière de prouver qu'elle savait à présent reconnaître quelques espèces alimentaires. Le cavalier hocha la tête pour valider l’absence de fruits toxiques dans la récolte et la remercia tout en dégustant sa part. La Danéenne le regarda manger sans se rendre compte qu’elle le fixait, perdue dans les détails de son visage et de ses mains. Lucas se garda de le lui faire remarquer tout en se demandant ce à quoi elle pouvait bien penser. Cherchait-elle à retrouver chez lui le phénotype bawadi ou corentien de ses géniteurs ? Admirait-elle son physique ou bien lui déplaisait-il au point de la fasciner ?
Finissant sa portion, le cavalier se remit debout et prit la main de sa protégée pour l’aider à faire de même. Thalie dut réaliser qu’elle le dévisageait de façon insistante car elle rougit à en faire pâlir une pastèque. Réprimant un sourire, Lucas feignit de nouveau de ne rien remarquer, tout en lui arrangeant une mèche de cheveux rebelle.
« Il doit y avoir un point d'eau à proximité, nous pourrons nous y laver. Nous reprendrons ensuite notre route vers Entesira. Cela te convient-il, Thalie ? »
L’intéressée hocha la tête en souriant, s’en remettant de toute façon aux choix de son guide.
« Bien sûr. J'ai hâte d'arriver au village… Crois-tu qu'on y verra un sorcier de l'Est ?
- Il y a peu de chance de ce côté de la frontière, répondit Lucas en lâchant sa main pour attacher son baudrier, tirant une moue à la jeune fille. Mais si le dieu Kurara nous accorde sa faveur comme il semble l’avoir fait depuis notre rencontre, alors peut-être ferons-nous une rencontre extraordinaire là-bas. »
À l’évocation du temps de leur rencontre, Thalie hocha la tête et détourna son regard vers le lointain, l’air anxieux. Lucas l'observa un moment avant d’entreprendre de charger leur matériel et provisions sur les deux chevaux qu’il leur restait. L’imitant, sa protégée s’activa et fit notamment de son mieux pour effacer les traces du campement comme on le lui avait appris. Le cavalier la remercia et ils sortirent ensemble du maigre bois pour regagner la route de terre.
Une oasis se trouvait à peine un trimulik[2] plus loin, repérable grâce à une touffe sombre de végétation. Puisant de l’eau du puits, les deux fugitifs burent, remplirent leurs outres en peau de chèvre et se décrassèrent séparément à l’aide de tissus grossiers humidifiés. Ils s’approvisionnèrent également en dattes fraîches et prièrent devant les statues de Mlan, Idriam et Ball disposées sur un petit autel à l’intention des voyageurs.
Ils reprirent la route et arrivèrent à Entesira pour le dîner, alors que le disque de Raya était encore proche du zénith. L’éclat de la déesse brûlait ardemment les deux fidèles, pourtant enturbannés et vêtus avec précaution, alors qu’ils pénétraient les limites de la bourgasse. L’absence de garde les rassura et facilita leur entrée sans heurt. Ils se dirigèrent vers l’unique taverne d'où émanait un fumet affriolant de cochonglier. À peine eurent-ils poussé le battant de la porte qu'une femme bien en chair, aux joues rondes et luisantes de sueur vint les accueillir toute essoufflée. Ils lui demandèrent une table avec le couvert pour le dîner du jour, et un verre de ruba de palme chacun. Ce fut avec un sourire chaleureux, tout en arrangeant sa chevelure frisée en désordre, que l'aubergiste leur indiqua une table libre dans un coin isolé de la salle.
« As-tu remarqué que ses cheveux ont la couleur du sable ? demanda à voix basse Thalie à Lucas.
- Oui, elle doit avoir du sang estien. Dans de nombreux États la couleur de cheveux dominante est le blond.
- S’agit-il d’une sorcière ?
- Non, elle n'en a pas l'air, sourit Lucas à la naïveté de la question de la jeune fille.
- À quoi le reconnais-tu ? Sont-ils différents de nous, ou au contraire semblables ? Et les sorciers du Nord et de l'Est sont-ils de la même race, ou bien n'ont-ils rien en commun ? D'ailleurs, quelle est la différence entre un sorcier et un magicien ?
- Şukral za hada şurunizer[3], s'amusa-t-il. Tu poses trop de questions en même temps.
- Dans quel idiome viens-tu de parler ? J’ai cru reconnaître du Corentien, mais ton accent…
- Laisse-moi d'abord répondre aux questions précédentes, ardente élève, répondit Lucas sans se départir de son sourire. Mais attends un peu, notre hôte arrive avec notre festin. Ma foi, ce repas a l’air digne de la cuisine d’Idriam, puisse-t-il vous bénir. Auriez-vous un peu de temps à nous accorder, s’il vous plaît ? Nous voyageons en direction de l'État d'Alcalin et nous aurions quelques questions pratiques. »
Ces salamalecs semblèrent ravir leur hôte. Thalie apprécia également le charme naturel et sincère de son compagnon. Elle tourna le visage vers la femme, qui s’essuya les mains sur son tablier avant de répondre en tâchant de moduler son étrange accent :
« Bien sûr, étranger. Qu'as-tu besoin de savoir ?
- Nous sommes à cheval, à combien de jours estimez-vous notre voyage pour passer la frontière ? Savez-vous quel est l’état des routes dans cette direction ?
- À cheval, j’dirais qu’il vous faudrait deux jours. J’ai ouï dire par d’autres voyageurs qu’y avait des bandits sur le chemin de Fatira, vaut donc mieux contourner par le sud de l’oasis de Simeldagua. Cela vous fera un détour, mais vous arriverez à la bourgasse frontalière de Nolaca.
- Je vous remercie pour ces précieuses informations. Savez-vous si quelqu'un dans votre bourgasse aurait besoin de services ? Nous travaillons en échange d’astrées[4] ou de shirtizos[5], ou encore de provisions de voyage. On ne possède jamais de trop lorsque l’on parcourt de longues distances comme nous.
- Oh, j’sais pas trop, mon pauvre ami ! Je demanderai à ma fille Zeïra d'aller voir avec son bourriquet la bourgasse voisine si vous l’souhaitez, mais y’a peu d’espoir que vous trouvez du travail dans l’coin. Il n’y a pas d’villes, ni même d’grands villages, si près du désert. La terre n’est pas très généreuse, nous n’avons que quelques bêtes et assez d'enfants pour s'en occuper. Enfin, peut-être que l’dieu Kurara vous prêtera un peu de sa divine chance. D’autres questions, jeune homme ? Le travail m'attend.
- Donnez-moi juste, s'il vous plaît, les nouvelles si vous en avez. Le daïr jinn-la ne partage pas avec nous les hauts faits.
- Ha ! Étranger, les nouvelles atteignent rarement Entesira, au gré d’ses rares voyageurs. Je crois pourtant savoir que la princesse Thalie est devenue Grande Prêtresse. Grand bien nous fasse ! Une Grande Prêtresse dans la famille royale, ça peut qu'être en faveur de l'attention des dieux ! Peut-être que l'an prochain, il pleuvra un peu plus et que ces fichus barbares nordiques rentreront chez eux. Mais j’parle trop, je m'en vais. Puissiez-vous profiter de ce repas. Zeïra ! tonna-t-elle en se tournant vers la cuisine et en s'éloignant. »
Lucas se détendit un peu et dévisagea sa protégée avant de parler à voix basse :
« Il est rassurant de constater que la nouvelle de ta disparition n’a pas encore atteint les bourgasses isolées, mais cela ne va pas tarder, restons prudents. Ton nom est connu jusqu’ici… Nous devons maintenir une fausse identité en public. Je trouve que Kaisa te va bien, mais je l’ai choisi sans te consulter, si tu souhaites que l’on change…
- Non ! » S'écria-t-elle, puis elle rougit en se rendant compte de sa réaction disproportionnée. « Puisque tu trouves qu’il me sied… je veux dire… c’est celui qui convient le mieux à la situation… j’y suis accoutumée, de toute façon. Ce que je souhaiterais, en revanche, c'est que tu répondes à mes précédentes questions, Lucas...
- Hum ? Ah, oui, tes questions... nous verrons cela après manger, qu'en dis-tu ? Nos mets refroidissent déjà, il serait dommage que l'on discute jusqu'à ce qu'ils se gâtent. Profitons de ce festin, nous ne mangerons pas toujours aussi bien. »
Thalie resta hébétée un moment, dévisageant son partenaire qui attaquait son plat avec indifférence. Voyant qu’il ne reviendrait pas sur sa décision, elle baissa les épaules et se mit à découper soigneusement la viande appétissante qui leur avait été servie. Sa posture et sa gestuelle de table, comme se servir des épices en les pinçant entre le pouce et l’auriculaire, trahissaient sa haute naissance, mais personne ne semblait leur prêter attention, aussi Lucas se retint de lui faire la remarque et la laissa profiter de son repas.
La jeune fille mordit dans la viande avec curiosité. Son goût relevé et gras lui mit tout de suite l'eau à la bouche. Ils avaient passé les derniers jours à rogner des galettes sèches, boire de l'eau croupie et se nourrir des petites baies coriaces. Aussi, cette viande juteuse riche en saveurs, merveilleusement accompagnée du vin de palme qu'on leur servait, n'était que pour la ravir. L’alcool ne lui avait jamais été interdit[6], mais Lucas veillait tout de même de près à sa consommation. Avec la chaleur, le résultat pouvait être dangereux.
Thalie mangeait aussi vite que possible afin de pouvoir écouter les histoires de son guide. En face d'elle, amusé mais indolent, le cavalier mâchait tranquillement. Cet empressement habituel dont elle faisait preuve le distrayait, mais il veillait aussi à lui rappeler la patience et la retenue qu'elle avait tendance à oublier depuis sa libération.
Lorsqu'il finit sa dernière part, il but lentement de l'eau et s'essuya calmement la bouche. Face à lui, déjà prête, Thalie semblait souffrir du supplice de l'attente. Il souriait et s’apprêtait à parler lorsque la porte de la taverne s’ouvrit dans un claquement brutal. Tout le monde sursauta.
« Allons, Zeïra, c’est quoi ce raffut ? gronda la patronne. Tu fais peur à nos clients ! C'est les chiens du vieux Zouki qui t'ont fait cette peur ? J’t'avais bien dit de ne pas les approcher ! Et dis, est-ce que t’as demandé pour l'étranger là-b...
- DES SERFS-DE-MORT ! s'époumona la jeune fille, blême de terreur. LES SORCIERS NOUS ATTAQUENT ! »
[1]
Couchette facilement démontable dont les bords en tissu sont relevés par des
supports métalliques afin d’empêcher les insectes et autres animaux rampants de
grimper à l’intérieur.
[2] Unité de longueur équivalente à cinq mille pas, délimitée par la distance entre les portes sud de Dana et sa première bourgasse, Ashera. Avant l’invention de l’unité de mesure universelle, le tareem, les unités de mesures étaient très sensibles aux variations locales et aux déformations individuelles.
[3] (Cor.) « Les oiseaux parlent moins », ici employé comme plaisanterie, cette expression du nord de la Corestine était souvent utilisée lorsqu’une femme était trop bavarde ou curieuse, afin de l’inciter à plus de réserve. Les Corentiens de cette période voyaient d’un mauvais œil la curiosité chez les femmes, cette défiance envers l’intellect féminin ayant été fortement appuyée par Damid II de Corestine.
[4] Monnaie la plus courante et la plus faible dans le royaume de Dana, servant aux échanges communs.
[5] Monnaie commerciale de l’Etat d’Alcalin et la seule autorisée à sortir du pays.
[6] Les expressions moqueuses telles que « officier le dasaaq aviné » ou « rempli de ruba comme un prêtre » étaient courantes chez les Danéens.
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