Lucas fit deux gestes : de l’un, il retint Thalie par le bras, de l’autre, il donna un soufflet à Sultaza avec une force qui, malgré leur différence de corpulence, fit courber le géant.
Tous furent stupéfaits, y compris la jeune fille, qui ne s’attendait pas à ce que le cavalier intervînt en sa faveur après plus d’un eb’suu d’apparente indifférence.
« Ose encore une fois te montrer insultant envers elle, Sultaza, et je te tue, l’avertit Lucas d’une voix glaciale qu’aucun ne lui avait jamais entendu. »
Il y eut un grand silence, mais Sultaza redevint rapidement maître de lui-même et tenta de se jeter sur son chef, qui lui assena un coup de poing pareil à un marteau. Le mercenaire tomba à genoux. Cette fois, Lucas dégaina sa lame.
« Tu testes ma patience...
- Espèce de bâtard pouilleux du désert ! Prendre la défense d'une putain d’veuve au lieu d’tes camarades ! Tu préfères cette inconnue à ceux qu’ont combattus à tes côtés ? T'es amoureux, c'est ça ? Aveuglé par l'amour, comme on dit ?
- Sultaza…, articula lentement Lucas, une lueur froide dans son regard. S’il te reste encore un brin de cervelle, reprends tes esprits et demande pardon à Kaisa pour ta bêtise, ou bien va-t’en avant que je ne t’égorge comme le porc que tu es. Vivant ou mort, retiens une leçon de ce soir : à force de considérer les gens comme des animaux, on finit par être traité comme l’un d’eux. »
La lueur du sabre de Lucas était sanglante dans les dernières lueurs du crépuscule. Elle rappela à chacun de ses opposants combien il pouvait être terrible sur le champ de bataille. Sultaza abdiqua :
« Ha ouais, hé ben puisqu’tu l’prends comme ça, moi j’me tire. Vous v’nez, les gars ? »
Les quatre autres maugréèrent affirmativement et se levèrent en empoignant leurs affaires. Ils s'éloignèrent alors du feu de camp avec leurs montures pour se fondre dans la nuit grandissante, non sans adresser à Thalie d'ultimes gestes grossiers et quelques insultes d'adieu. Après avoir attendu qu’ils fussent suffisamment loin, le cavalier rengaina sa lame.
La jeune fille secoua la tête et posa la main sur le bras de son compagnon.
« Rattrapez-les, Lucas. C’est moi qui m'en irai. Les habitants des bourgasses[3] de cette région ignorent jusqu'au fait que le Grand Prêtre est une femme, ils ne soupçonneront jamais qu’un tel personnage se cache sous les accoutrements d’une jeune bawadi. J’éviterai Douaer par prudence. Je sais que je ne vaux pas grand-chose en dehors du temple, mais je suis lettrée, c’est un atout que je pourrais mettre en avant pour travailler quelque part j’en suis sûre. Je ne veux pas être la cause de...
- Je ne commande pas d’animaux, lâcha Lucas d'un ton cinglant, encore sous tension. Je ne suis ni berger ni dresseur de fauves, je dirige des hommes, pas des bêtes. Ne vous en faites pas, Grande Prêtresse, lui dit-il en saisissant ses mains. » Thalie se rendit compte qu’elle tremblait. « Je ne vous abandonnerai pas, promit-il.
- Mais je ne peux pas fuir avec vous éternellement, protesta-t-elle tristement. Vous avez retrouvé la liberté et l’avez dépensée à organiser ma propre évasion. Il est temps que vous récupériez votre vie. Je dois trouver ma place…
- Nous y réfléchirons plus tard, murmura-t-il en lui arrangeant une mèche de cheveux sans qu’aucun d’eux ne remarque l’intimité de ce geste. Pour l'instant, continuons paisiblement notre route. Ne voulais-tu… » Lucas réalisa qu’il avait pris l’habitude de la traiter plus familièrement en tant que Kaisa. Il se mordit la langue et recula à distance respectable, ses mains la quittant à regret. « Pardonnez-moi, ne vouliez-vous pas découvrir votre pays et ses alentours ? ajouta-t-il avec un sourire engageant.
- Oui, mais…
- J’ai une idée, l’interrompit-il, les yeux brillants d’une lueur complice. Puisque cela semble vous culpabiliser, je vous propose ce marché : en échange de ma guidance et de ma protection, accordez-moi l’honneur de m’adresser à vous comme à une amie et de me rendre la pareille. C’est plus que ne devrait jamais espérer un homme de mon rang. »
Thalie sourit timidement et après un long silence, hocha la tête, provoquant l’apparition d’une expression rayonnante sur le visage du cavalier. Elle aurait aimé trouver la force en elle de le convaincre de partir, mais cela lui était impossible en le voyant ainsi satisfait. Sans compter le soulagement de pouvoir compter sur sa présence rassurante, qui augmentait pour sûr ses chances de survie en terrain inconnu et lui offrait une compagnie plus qu’agréable. Elle espérait secrètement l’avoir le plus longtemps possible à ses côtés. Tâchant de reprendre sa contenance, elle s'affaira autour des braises pour retourner le petit gibier que Sultaza et ses pairs avaient daigné leur laisser, et déroula leurs couvertures. La nuit était froide dans le daïr jinn-la.
Ils s'assirent ensemble près du feu, en silence.
« La prochaine bourgasse s'appelle Entesira, dit finalement Lucas. Jusqu’ici, nous nous éloignions de la capitale et de la Corestine en évitant les grandes routes, sous prétexte de chercher les caravaniers, le temps que je trouve une solution viable pour notre groupe. À présent que nous ne sommes plus que deux, je te propose que nous entrions dans les Terres de l'Est.
- Vous…, désolée, il va me falloir un peu de temps pour m’y habituer, rougit Thalie. Tu… proposes que l’on entre dans l’État d’Alcalin[1] ? Mon frère me disait qu’il s’agissait d’un territoire dangereux, peuplé de sorciers et de magiciens.
- Ton frère se trompe ou bien voulait te faire peur. Les magiciens et les sorciers sont peu nombreux dans les Terres de l’Est. Ils sont la plupart du temps mélangés aux humains, contrairement aux Terres du Nord où les mavanams[2] occupent des castes séparées selon leur race et se confrontent depuis des siècles. Ils n’ont pas les revendications impérialistes des nécromanciens qui nous envahissent.
- Je n’ai jamais compris pourquoi les Nordiques attaquaient notre continent en premier alors que les Terres de l’Est sont bien plus fertiles et prospères.
- Les Terres de l’Est sont protégées par leur réputation militaire, prodiguée par leur expertise en alchimie offensive, notamment le secret de la poudre explosive et du feu gesveri[3]. Pour conquérir le monde à partir des Terres du Nord, passer par les Terres de l’Ouest était un choix logique malgré le terrain escarpé : il n’y a là-bas que quelques tribus éparses, désorganisées et pour la plupart pacifiques… Cela reste un exploit que plusieurs milliers de sorciers aient pu traverser avec succès ces territoires montagneux, grouillant de prédateurs aussi grands que des chevaux. Ce n’est pas une bonne chose pour nous, mais ils ont d’excellents meneurs.
- Plusieurs milliers ? C’est beaucoup ?
- Pas tellement, mais les armées nécromanciens n’ont pas besoin d’être aussi importantes que celles des humains pour être aussi redoutables, puisqu’ils sont capables de gonfler leurs rangs avec les cadavres de leurs victimes.
- Pourquoi ne passent-ils pas par la voie maritime ?
- Je n’ai jamais ouï parler de flottes nordiques, j’en déduis donc qu’ils sont piètres navigateurs ou qu’ils ne possèdent pas les ressources nécessaires pour nous envahir par ce biais. Je me trompe peut-être, mais il me semble que leurs côtes sont pour la plupart gelées. De notre côté, la Corestine domine presque toutes les Mers du Sud depuis des temps immémoriaux. Elle s'est faite maîtresse inégalée dans la construction navale et n’a pas à rougir même devant les flottes estiennes. Les défier sur ce terrain me paraît difficile ; s’ils ont de bons informateurs, les impérialistes doivent le savoir. »
Thalie resta silencieuse un long moment pour intégrer toutes ces informations. Ils attaquèrent leur repas dans une relative quiétude, leur discussion ayant déjà apaisé sans effort le mauvais souvenir de leur confrontation avec les mercenaires.
« Tu as l’air d’en savoir beaucoup sur presque tous les continents. Jusqu'où es-tu allé, au cours de tes voyages ? l’interrogea de nouveau la jeune fille d’un air rêveuse.
- Je suis né d’un père bawadi et d’une mère corentienne. Je ne m’en souviens plus très bien, mais j’avais douze étés lorsque notre caravane a été attaquée par des bandits tandis que nous traversions l’État d’Alcalin, me faisant orphelin. J’ai vécu là-bas des mésaventures qui mériteraient un récit à part entière, et pourtant aujourd’hui je n’en garde pas un mauvais souvenir, car j’y ai aussi rencontré de précieux amis et professeurs… En tant que cavalier, j’ai arpenté les frontières de l'Ouest, près du royaume de Bonse et d’Assonat, depuis que les nécromanciens nous menacent. Je ne me suis jamais risqué dans les Terres de l’Ouest et je ne suis jamais allé dans celles du Nord non plus.
- Tu n’es pas très pâle, pour quelqu’un qui a du sang corentien.
- Ma mère l’était, même si elle était intégralement peinte comme les gens de son peuple. Mon père était un bawadi du nord de Dana, il était donc très mat de peau, j’imagine que je tiens de lui. Figure-toi que je suis né à Kumbawa, une petite ville à la frontière du côté de la Corestine. Ma terre spirituelle reste cependant Dana.
- Mais alors par naissance tu aurais dû servir le K’ral[4], Damid II de Corestine, et non le K’lim de Dana, Luqius l’Inquisiteur. Comment es-tu arrivé dans nos contrées ?
- Quand ma situation l’a permis, j’ai quitté l’État d’Alcalin et je suis revenu à Dana dans l’espoir de retrouver de la famille bawadi, en vain. J'ai eu la chance d’être recueilli dans la capitale par un palefrenier veuf et sans enfant, qui m’a adopté et dispensé une formidable éducation. C’est lui qui m’a poussé à rejoindre les rangs de l’armée danéenne en tant que cavalier, alors que je rêvais de m'occuper éternellement des chevaux. Je n'ai jamais aimé la guerre. Tuer des gens, que ce soient des humains ou des sorciers, n'a rien de glorifiant. Avant que je sois nommé chef de mon ordre, mon prédécesseur – qui a rejoint les dieux depuis – m’appelait le « philanthrope », parce que je discutais toujours ses ordres pour m’assurer qu’il n’y aurait pas de morts inutiles. Bah ! Il n’y a pas besoin de pousser la bonté jusque-là pour répugner d’ôter une vie. Enfin, ce discours peut paraître bien hypocrite aujourd’hui, alors que j’ai perdu le compte de ceux que j’ai tués… »
Leur discussion s’essouffla ici, Lucas semblant distant et pensif. Thalie, que ces paroles avaient impressionnée, se répéta inlassablement leur échange toute la soirée et mit longtemps à trouver le sommeil. Elle apprenait et réalisait tant de choses, depuis leur rencontre, sans que sa soif de savoir ne fût étanchée. Les nouvelles informations amenaient différentes questions en une spirale grisante et sans fin.
Drapée d'obscurité, une sombre silhouette rôdait autour du campement en évitant soigneusement la danse des flammes. Inconscients du regard malveillant posé sur eux, les deux jeunes gens finirent par s'endormir côte à côte dans la fraîcheur de la nuit, ignorant le danger qui les guettait et les suivait comme leur ombre depuis leur départ de Dana.
[1] Les Terres de l’Est étaient organisées en États (avec différents régimes : monarchies, aristocraties, démocraties) rassemblés en alliances géopolitiques et commerciales, faisant de ce continent un territoire très soudé. Il était assez fréquent dans toute une partie de ce continent que les villages, villes et mêmes parfois les États tiennent le nom de leur représentant pendant son règne ou mandat. Par exemple, l’État d’Alcalin était gouverné par Disikro Alkaling. À chaque changement de responsable suivaient alors des changements de noms de lieux, ce qui entraînait parfois de profonds casse-tête administratifs, une spécialité estienne.
[2] (wash.) Terme regroupant les différentes races humanoïdes, dont les trois principales sont les humains, les sorciers et les magiciens.
[3] Créé par les alchimistes de l’État de Gesveri, il s’agit d’un feu qui brûle même au contact de l’eau, le rendant particulièrement difficile à éteindre.
[4] (cor.) Roi.
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