III. Où Thalie et Lucas scellent un pacte
Le lendemain, le roi entra dans la chambre de sa fille en trombe, comme un orage prêt à la foudroyer dans sa colère. Il avait eu vent de son aventure nocturne, non pas par Naré – qui s’était bien gardé d’ébruiter son implication – mais par les rumeurs de l’absolution insolite qui s’étaient propagées comme un incendie dans la ville, sans épargner le palais. Thalie était encore dans son lit, en train de se redresser, lorsque Luqius l'empoigna à la gorge et la souleva pour la mettre debout. Il la jeta alors plus loin dans la pièce, la rattrapa et la gifla, encore et encore.
« Comment as-tu osé me ridiculiser ainsi ? Offrir l’absolution à un prisonnier que j’avais condamné à mort ? As-tu oublié qui je suis ? As-tu oublié ta place ? »
Je suis la Grande Prêtresse de Dana, j’ai le droit d’accorder l’absolution, se justifia mentalement Thalie sous la pluie de coups. Finalement, le roi lui empoigna les cheveux et la força à s’agenouiller. Là, il lui demanda d'embrasser ses pieds pour supplier son pardon. C'était une humiliation qu'elle et ses sœurs avaient souvent dû subir par le passé, mais pour la première fois de toute son existence, Thalie refusa. « Non, grinça-t-elle entre ses dents. Non. »
Le roi vit rouge. Sa colère réveilla son ulcère, mais la douleur n'était rien comparée à la fureur qui s'était emparée de lui. Tenant toujours sa fille par les cheveux, il la souleva du sol et la frappa au visage jusqu'à ce que son nez et ses lèvres saignassent. Alors seulement sa colère sembla retomber. Il la jeta sur le tapis où elle tomba tel un pantin cassé, puis sortit de la pièce en emportant avec lui les membres de la famille conviés pour la punition. En partant, il ordonna aux gardes de veiller à ce qu'elle reste enfermée et interdit qu'on lui servît à manger.
La punition alimentaire dura huit jours, l'interdiction de sortir un eb’suu. Thalie passa ses premières journées alitée, le visage boursouflé et les idées embrouillées. La privation rendit sa convalescence pénible mais dès qu’elle le put, elle se remit à prier aux pieds d’Eva, le regard souvent perdu dans le vide. De temps en temps, un de ses éducateurs ou sa mère venaient lui rendre visite pour la sermonner et la forcer à manger.
Enfin, la docilité de la jeune fille et le mécontentement d’une partie de la prêtrise et des fidèles face à cette sanction eurent raison de son isolement. Sans compter que le mariage approchait et qu’il fallait préparer la princesse à l’occasion. Le roi leva son arrêt et Thalie put être repeinte et reprendre ses fonctions au temple. Les prêtres, les aspirants et les adeptes furent étonnés du changement qui s’était produit en elle : ses yeux argentés autrefois pétillants de candeur contemplaient à présent le vague d'un air désabusé. Déjà mince de nature, elle s'était amaigrie et s'éloignait rarement de la statue d'Eva. Au-delà de l’altération physique, son mental même semblait affecté. Elle répondait peu, exécutait sombrement son devoir et ne montrait plus aucun signe de l’ingénuité et de l’ardeur qui la rendaient si attachante. Au contraire, elle semblait aux prises avec d’intenses réflexions que l’on n’aimait guère voir sur le visage des femmes. On se désintéressa vite de son état, jugeant que ce n'était qu'une enfant sensible et qu'elle se remettrait vite de ses émotions. Thalie priait en réalité sans cesse pour que le prisonnier qu'elle avait fait délivrer vînt lui rendre visite.
Ses espoirs s’amenuisaient chaque jour un peu plus, l’assombrissant davantage, jusqu’à la veille de l'arrivée fatidique du prince Mark III.
Le temple allait alors fermer ses portes et tous s’en étaient allés souper à l’exception de Thalie, à qui l’appétit manquait dernièrement. Une silhouette en armure se présenta dans la grande salle et la jeune fille, qui nettoyait les idoles, sursauta lorsque son regard capta la présence de son débiteur. Un sourire exalté aux lèvres, gai et rayonnant de gratitude, le cavalier Lucas Amia Verdon se prosterna prestement face à sa bienfaitrice et baisa le sol à ses pieds. Se redressant, il s'approcha d'elle en prenant garde de ne pas la toucher.
« Je suis venu vous remercier, vous et les dieux, de m'avoir offert l'absolution.
- Vous a-t-on témoigné une quelconque animosité depuis ? s'enquit Thalie.
- Rien que je ne puisse tolérer. En tant qu’ancien prisonnier, même amnistié, je ne jouirai plus de nombreux droits civils et je ne serai plus le bienvenu dans les rangs de l’armée, mais j’ai pu récupérer symboliquement mon honneur de cavalier, dit-il en montrant sa tenue et ses motifs de vertus guerrières. Sans oublier le plus important, bien sûr : je suis en vie et en bonne santé. Je partirai bientôt avec d’anciens cavaliers de ma connaissance pour louer mes services dans les provinces voisines. J'espère que vous me pardonnerez de n'avoir pu vous remercier plus tôt, il me fallait régler de nombreuses affaires administratives et je dois avouer que j'ignorais comment vous témoigner l’ampleur de ma gratitude. J'aimerais donc savoir s'il y a quelque chose que je puisse faire pour vous, afin de m’acquitter de ma dette et de m’en aller l’esprit tranquille. »
L'usage aurait voulu que Thalie répondît qu'elle ne désirait rien et qu'il pouvait partir en paix, et c'est bien ce qu'elle faillit faire. Mais une pensée la traversa : n’est-ce pas ma seule et unique chance ? N’est-ce pas cela que j’attendais désespérément ? Ces réflexions la terrifiaient : jamais, jusqu’à récemment, elle n’avait failli à son devoir et trompé les attentes de son entourage. Qu’est-ce qui l’avait déviée de son chemin vertueux ? Était-ce l’annonce de l’hymen et la perspective de perdre la fonction à laquelle elle avait toujours aspiré ? Ou bien ce cavalier et le monde cruel auquel il lui avait ouvert les yeux ?
« Ai-je le droit de réclamer tout ce que je désire ?
- Bien sûr, répondit Lucas, sans réfléchir. Je vous rendrai même cette vie que vous avez sauvée, si telle était votre volonté.
- Alors je souhaite que vous m'emmeniez avec vous. »
Lucas resta silencieux un long moment, les yeux écarquillés. Tâchant de garder sa contenance, il feignit l’ignorance, mais Thalie vit qu'il avait sondé en elle la soif de fugue.
« Avec l’accord de notre très sage souverain, je présume, hasarda-t-il. À quand fixerions-nous votre retour ?
- Vous m'avez très bien comprise.
- Mais... pourquoi ? s'étonna le cavalier. La vie au temple n'est-elle pas honorable ? Votre alliance avec Mark III de Corestine...
- C'est bien là le problème. »
Lucas ne releva pas. Il avait parfaitement compris, cette fois-ci. Sentant que l’hésitation grandissait dans l’âme du cavalier, Thalie lui saisit les mains, ce qui le fit sursauter. Elle l'avait déjà touché à deux reprises, il est vrai, mais les circonstances étaient telles que l’on pouvait l’excuser. Cependant, à ce moment où il lui rendait visite comme un simple fidèle, il savait qu'ils n'étaient pas dans leur droit de se toucher, ni même d'y songer. Malgré tout il ne se déroba pas, se contentant de la dévisager avec une sorte d'ébahissement empli de doute.
« Je vous en supplie, Lucas. Ma place n'est pas ici… j’ai passé ma vie à prier entre ces murs, pensant que je servais la cause de mon peuple alors qu’un simple entretien avec vous et une escapade nocturne m’ont permis de constater l’impuissance de ma fonction. Et maintenant que je réalise que ma vie jusqu’ici a été vide de sens, on voudrait me lier à jamais et me condamner à une vacuité éternelle ? Non, je veux parcourir le monde et le voir tel qu'il est, je voudrais devenir quelqu’un capable de se battre pour ce qu'il y a de juste et de bon à mes yeux, tout comme vous. Ce que je souhaite, je ne l'obtiendrai pas en restant ici, vous le savez. Vous êtes mon seul et unique espoir de changer mon destin... Je vous en prie, Lucas, que ce soit pour payer votre dette ou par bonté, laissez-moi venir avec vous.
- Nous serons traqués jusqu'à la mort, murmura le cavalier.
- Peut-être pas, contra Thalie. Il n'est pas certain que vous serez soupçonné. Beaucoup de familles quittent la ville à l'approche du convoi de Corestine[1]... alors… »
Le cavalier sonda un long moment son regard, peut-être pour y puiser de la détermination. Il ne se rendit pas compte que, dans sa réflexion, c'était à présent lui qui serrait les mains de la prêtresse et non le contraire. Sans elle, il serait mort depuis un mois. Ses réticences cédèrent devant ce constat.
« Cette vie vous appartient, j’exaucerai donc votre souhait. Je vois que vous êtes parfaitement seule au temple, nous n’aurons certainement pas d’autres occasions comme celles-ci. Allez-vous changer en tenue de voyage et couvrez-vous la tête. Ne vous embarrassez d’aucun bagage. Je vous attendrai avec mon cheval à deux rues d’ici en direction du marché. Hâtons-nous ! »
Thalie obéit sans hésiter. Leurs mains se lâchèrent et elle fila à toute vitesse vers l’accès privé du palais. Les gardes qui croisèrent son chemin ne firent pas attention à elle. Comme elle n’avait pas d’affaires qui pussent la dissimuler de la foule ni lui permettre de monter à cheval, elle décida de s’introduire dans la chambre de son frère cadet Lucas. Celui-ci était normalement absent pour ses leçons d’escrime et Thalie possédait depuis toujours en secret le double de ses clés, car cette chambre était la sienne enfant. Elle déroba dans l’armoire le sarouel le plus modeste possible ainsi qu’une tunique à manches courte qu’elle recouvrit d’un kaftan. Elle tenta de donner plus d’amplitude au tissu en resserrant ses hanches d’une ceinture, puis enveloppa sa chevelure dans un long voile bleu qu’elle attacha en turban. Pour finir, elle enfila des bottes en cuir un peu trop larges pour elle. En se regardant dans la glace, elle se dit que si on ne s’approchait pas trop près d’elle et qu’elle ne parlait pas, elle pouvait passer pour un adolescent. En dépouillant ainsi le membre le plus proche de sa fratrie, Thalie sentit une profonde tristesse et culpabilité l’envahir. Le reverrait-elle un jour ? Elle ne pouvait qu’espérer que si tel était le cas, elle aurait suffisamment prouvé sa valeur pour pouvoir le regarder dans les yeux.
Abandonnant ces réflexions, sur lesquelles elle n’avait pas le temps de s’épancher, la jeune fille ainsi travestie tenta de quitter les lieux le plus prestement et le plus discrètement possible. Elle parvint à éviter les rondes intérieures, qu’elle connaissait bien, jusqu’à revenir au temple. À partir de là, l’évasion fut plus aisée : les vigiles à l’entrée ne firent pas attention à l’apparent garçon quittant les lieux d’un pas rapide, croyant avoir affaire à un fidèle s’étant attardé et qui se pressait pour le dîner. Le souffle d’Harha guidait chacun des pas de la fugitive, détournait les yeux d’elle et étouffait le soupçon de sa silhouette. Profitant d’être hors de vue, celle-ci prit le premier virage vers le marché en courant comme si de mauvais djinns étaient à ses trousses.
Pendant sa course folle en direction des quartiers commerçants, elle ne fit pas attention à l'homme vêtu d'une cape noire, blotti dans l’ombre d’une étroite venelle, qui la suivit longtemps du regard jusqu'à ce que sa fine silhouette ne disparaisse au carrefour de la seconde rue.
[1]
Les Corentiens, connus pour leur bellicisme qui leur valait souvent une
réputation de barbares sanguinaires, étaient craints par les royaumes voisins.
Loin de s’en offusquer, les ceux-ci nourrissaient la peur qu’ils inspiraient
afin d’entretenir un ascendant psychologique sur leurs alliés et ennemis
potentiels. La crainte des soldats adverses pouvait leur conférer un avantage
en cas de conflit.
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