Thalie ne trouvait pas le sommeil. Elle avait beau employer divers moyens connus de tous, Fraven, le dieu du Repos, ne voulait pas l'accueillir dans son royaume. En vérité, il ne passait pas une seconde sans que le visage abattu du prisonnier n’apparût dans son esprit et ne l’accablât d’une terrible culpabilité. Elle avait pourtant rempli ses fonctions, comme toujours, comme tant d'autres avant elle. Comment faisaient donc les juges pour se regarder en face après avoir envoyé des condamnés à l’échafaud ? Elle tenta de se convaincre que la culpabilité serait passagère, qu’elle avait simplement été séduite par le discours du jeune homme. Après tout, les criminels étaient connus pour tenter de donner une bonne image d’eux afin d’échapper à la mort. En quoi Lucas Amia Verdon était-il différent de ces baratineurs ? Pourtant, son cœur lui soufflait que le prisonnier lui avait dit la vérité. Cela la remplissait de déplaisir car, si elle pensait avoir accompli son devoir en tant que prêtresse, elle avait le sentiment d'avoir failli en tant qu'humaine. Cette distinction était nouvelle pour elle. Aujourd'hui, pour répondre à un précepte, elle allait faire tuer un homme qui peut-être méritait le fouet ou la prison, mais en aucun cas le sabre.
À chaque fois qu'elle y pensait, Thalie se ressaisissait : non, elle avait fait selon la volonté divine. Tuer les siens, hors des sentiers pavés par la loi, était un crime. Mais aussitôt, la même pensée la frappait : n'était-elle pas en train de commettre un meurtre, elle aussi ? Même si les juges avaient choisi la sentence, même si le roi l’avait approuvée, et même si ce serait le bourreau qui se chargerait de faire tomber le sabre… N'était-ce pas avec son assentiment qu'il allait être tué ? Thalie était trop pure pour le supporter.
Alors que la lune avait atteint son apogée, la jeune fille sortit de sa chambre à pas feutrés. Elle se demandait encore, au sein d'elle-même, dans quelle folie elle se lançait. Mais il était trop tard pour reculer et ses jambes l'emportèrent plus loin dans le corridor. Elle se retrouva quelques minutes plus tard dans les quartiers princiers, peu gardés ce soir-là. En s’essayant au paradoxe d’être discrète et audible à la fois, Thalie frappa quelques coups à la porte de son frère aîné. Naré ne tarda pas ouvrir avec défiance, un poignard brillant derrière son flanc, avant d’afficher une expression de pure surprise en voyant à son seuil sa sœur cadette, grelottante dans sa légère robe de nuit. Il ouvrit plus grand la porte. Thalie remarqua qu’une silhouette féminine attendait dans la couche de son frère, ce qui expliquait peut-être l’absence de gardes pour le moment. En effet, Naré avait pour femme la princesse d’Amiresh, un petit royaume dont les frontières exigües se pressaient entre Dana et Bonse. Or, celle-ci s’en était retournée dans sa patrie pour visiter son père malade, et les lois danéennes interdisaient la polygamie et l’adultère. Il était évident que le prince héritier flirtait avec cette loi en même temps qu’avec cette mystérieuse demoiselle. Thalie se garda cependant de faire la moindre remarque, sachant qu’elle serait bien plus en tort que lui si sa sortie était révélée. De plus, elle ne voulait pas froisser son frère, dont elle désirait l’aide.
« Ma sœur, que…, commença Naré, les sourcils froncés avec la même expression de sévérité et de courroux que leur père.
- Mon frère, accompagne-moi à la prison, demanda Thalie avec empressement. Celle pour les condamnés à mort.
- Mon ouïe me ferait-elle défaut ? De quel droit me donnes-tu des ordres ? Depuis quand me parles-tu familièrement et oublies-tu de t’agenouiller devant moi ? Crois-tu que je sois à ta disposition pour satisfaire ta curiosité puérile au milieu de la nuit ? Retourne dans le temple ou bien demain le roi aura vent de tes escapades nocturnes.
- Je vous en supplie, K’warith-ma[1] ! » supplia Thalie en élevant un peu plus la voix et en s’agenouillant précipitamment, n’ayant pas le temps de lui accorder toute l’obséquiosité destinée à l’héritier du trône – après tout, lui non plus ne prenait pas la peine de lui adresser la déférence adéquate. « J'ai commis une grave erreur aujourd’hui, pendant l’exercice de mon devoir, et Fraven ne m’accordera aucun repos avant que je ne me rachète. J’ai besoin que vous m’accompagniez à la prison. Notre petit frère Lucas n’est pas encore adulte et je ne puis quitter le temple sans un homme de la famille… » Quant à solliciter le roi… elle n’osait y songer, et son aîné ne suggéra pas l’idée non plus.
« Cela ne peut-il attendre le matin ? Tu me déranges.
- Il sera tué dès la première heure ! Par pitié, K’warith-ma, répéta-t-elle en inclinant la tête au sol, aidez-moi et vous pourrez retourner auprès de votre maîtresse dès notre retour. »
Naré fronça ses sourcils broussailleux, mâchoires serrées. Était-ce un chantage que sa puînée lui faisait, menaçant de lui jeter l’opprobre en révélant à toute la cour ses rencontres profanes ? Il la sonda du regard en frottant songeusement sa courte barbe, comme le faisait leur géniteur. Non… Thalie n’était sans doute pas assez fourbe pour cela. D’ailleurs, jamais il ne l’avait vue désespérée au point d’en oublier la bienséance. Le sujet devait être de la plus haute importance, et il était urgent de protéger sa réputation de Grande Prêtresse avant que le mariage ne fût scellé avec les Corentiens. Avec un juron crispé, il lui somma d’attendre devant la porte le temps qu’il se prépare.
Les chaussons de la princesse raclaient les dalles marbrées du palais, manquant de s'envoler à chacun de ses pas précipités. C'était comme si l'exécution avait lieu dans cinq minutes. Thalie courrait à en perdre haleine, peut-être pour la première fois de son existence. Naré la suivit avec difficulté jusqu’aux écuries. Un garde somnolant les y accueillit avec surprise, la figure chiffonnée de sommeil. Entendant la requête du prince héritier, il réveilla un cocher et plusieurs soldats pour les escorter jusqu’à la prison de la ville. Ils durent allumer les lanternes de la calèche car la dixième heure de la nuit n’avait pas encore sonné ; la lune était trop basse à l’horizon pour apporter une lumière suffisante. Certains quartiers disposaient d’un éclairage nocturne, mais ceux qu’ils allaient traverser pour aller jusqu’à leur destination ne possédaient pas ce luxe. En regardant par la fenêtre de la tarqi, Thalie vit pour la première fois les constellations hors des murs de sa chambre. Cependant, ce fut bien le seul élément du paysage auquel elle put donner un sens.
Contrairement au jour du festival, les rues étaient désertes et lugubres. L’heure tardive et la lueur glauque des lanternes n’en étaient pas les seules raisons. Au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient des quartiers entourant le palais, les ruelles étroites se succédaient, les ombres s’agrandissaient, et une aura malsaine se répandait. Peu à peu, les pavés firent place à un sol nu et les façades de pierres se changèrent des bric-à-brac de bois et de terre, dont les peintures s’effritaient. La Ville Blanche ne méritait plus sa réputation dans cet endroit. Des animaux errants faméliques et de la vermine fuyaient à leur approche tandis que de plus en plus fréquemment, des silhouettes humaines gisaient dans le sommeil ou dans la mort sur les bas-côtés, indifférentes à leur passage. Les odeurs mêmes se modifièrent : l’air s’alourdit, se chargeant de poussière, de sueur, d’alcool, d’urine et de peur. Thalie se sentait de plus en plus nauséeuse au fur et à mesure qu’ils approchaient de leur destination. L’épouvantable défilé atteignit son paroxysme pour la jeune fille lorsqu’elle aperçut des femmes, postées de façon régulière dans une rue aux auberges délabrées. À peine vêtues, certaines avaient les poings liés et le regard perdu dans le vide. Thalie n'avait pas besoin qu'on lui expliquât pour comprendre qu'il s'agissait là de prostituées, travailleuses de la nuit, souvent épouses de maris fauchés ayant choisi de les mettre à la rue pour payer leurs dettes, même si cela devait passer par la couche d'autres hommes sales et violents. Bien que la princesse connût leur existence, elle les voyait pour la première fois. Il s’agissait du plus effroyable spectacle que ses yeux chastes eussent vu jusqu’alors. Comment de telles choses pouvaient-elles encore exister, dans la ville même du roi ? Pourquoi, alors qu’elle avait été élevée au rang de Grande Prêtresse, n’avait-elle pas le pouvoir de changer les choses qui se déroulaient si près d’elle ? Ses prières étaient-elles impuissantes face à la misère de ces pauvres gens ?
Estomaquée et rongée par la peur accumulée au long du trajet, Thalie dut rassembler un peu de cet immense courage qu'elle devait bientôt se découvrir pour ne pas céder à ses émotions. Car les dieux savent qu'il lui aurait été infiniment plus facile de fermer ses yeux face à ces rues de désolation, elle qui pouvait à loisir se réfugier dans le confort de son palais doré pour tout oublier. Pourtant, sa détermination à mener sa mission ne fléchit pas et elle continua d’observer les alentours à travers les jalousies, ne pouvant détourner les yeux du monde tel qu’il était.
Les rues s’éclaircirent quelque peu lorsqu’ils s’approchèrent de la prison, située près d’une des entrées de la ville. Les lieux étaient fortement gardés, une garnison résidant dans un bâtiment attenant à celui où étaient détenus les criminels. Le véhicule s’arrêta et le cocher vint ouvrir la porte du côté où Thalie était assise. Celle-ci parvint à descendre seule malgré ses jambes mal assurées, refusant poliment l’aide proposée par les soldats de leur suite, qui n’insistèrent pas. Naré resta à l’intérieur de la tarqi les bras croisés, prêt à intervenir en cas de besoin mais aspirant à rester en dehors de ce commerce autant que possible.
Les gardes de la prison lui barrèrent rapidement la route à son approche.
« Qui va là ?
- Je suis la princesse Thalie Allan’ar Delmahni et Grande Prêtresse du temple de Dana. »
Loin de se laisser impressionner, les gardes restèrent méfiants. La tarqi présentait bien l’insigne du roi, de gueules à trois soleils d’argent, sans compter la suite armée qui portait le tabard de la garnison du palais. Habillée d’un sarouel et d’une tunique, les suqrenhdî défraîchis, Thalie dégageait une aura bien moins mystique que lorsqu’elle officiait dans le temple. Malgré tout, la qualité de ses vêtements, son port et son allocution soignée rendaient son discours crédible.
« Toutes nos excuses, Grande Prêtresse, finit par céder l’un des gardes en posant les genoux à terre, suivit des autres – Thalie fit un geste pour interrompre leur prosternation. Que nous vaut l’honneur… ?
- Je demande que vous libériez le prisonnier Lucas Amia Verdon.
- Comment, l’assassin de Burdahan et de son fils ? s’étrangla un second soldat. Comment est-ce possible… ? Ne l’avez-vous pas déjà purifié en vue de son exécution, afin d’adoucir son châtiment auprès des dieux ?
- En effet, admit Thalie. Mais cette nuit, les dieux m'ont parlé. Ils m'ont sommée de venir le délivrer car ils ont lu dans son cœur une véritable repentance et souhaitent lui accorder une chance de rédemption. Alors libérez-le.
- Avez-vous un ordre de libération officiel à nous laisser ?
- Non…, répondit lentement Thalie, une sueur froide perlant à son front tandis qu’elle improvisait au fur et à mesure. Mais si vous avez du papier, une plume et de l’encre ici, je peux vous l’écrire immédiatement et le signer de mon sceau. »
Les gardes hésitèrent un instant avant de consentir à sa demande. Malgré l’incongruité de la situation, ils ne tenaient pas spécialement à exécuter leur ancien frère d’arme. Leur répugnance à lui retirer les fers était inférieure à la crainte suprême qu’ils éprouvaient à l’égard du courroux divin, ou tout simplement de la famille royale. Ils l’invitèrent dans le bureau de l’intendant de la prison où elle put emprunter du matériel. Thalie rédigea l’absolution dans un style outrepassant la qualité médiocre des outils à sa disposition. Elle signa la lettre en humidifiant sa bague sur le tampon de l’encrier puis en la pressant contre le parchemin, imprimant ainsi son sceau. L’ordre était maintenant officiel. On la mena ensuite au geôlier, qui couchait près des prisonniers. Celui-ci, tout étourdi de sommeil et d’étonnement, fit tinter ses clés pour ouvrir les barreaux de la cellule nauséabonde où reposait une silhouette méconnaissable dans l’obscurité. Un des gardes réveilla le prisonnier d'un coup de pied dans le ventre et Thalie se précipita pour lui saisir la main.
Ainsi fut libéré Lucas Amia Verdon.
[1] (dan.) « Mon prince », ici le prince héritier
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