Chapitre 1
Le
Messager des Abysses
« Les dieux ont mélangé les
cartes
Pendus aux fils de leurs doigts
Piégés par l’indéfectible causalité
Nous lançons les dés pipés du
destin »
- Orthée Hauar Valeden[1]
(100 pré-ES). Poèmes intemporels. Extrait
traduit du vieux danéen.
I. Où la quatrième princesse
de Dana devient Grande Prêtresse
Thalie Allan'ar Delmahni salua le Grand Prêtre
d'une lente et gracieuse révérence. Le vieil homme au visage ravagé par le
temps prit en tremblant d'émotion la main de la demoiselle et la porta à ses
lèvres desséchées. Il déposa un baiser sur le motif de pureté dessiné sur ses
doigts, et un second sur le motif de piété au creux de sa paume. Conformément à
la tradition, Thalie s’agenouilla en direction du soleil et tint sa quïra[1]
portée à ses lèvres, priant les yeux fermés tandis que le Grand Prêtre récitait
les chants de la Passation divine et lui transmettait solennellement son titre.
À la dernière incantation, la jeune fille inclina délicatement la tête et se
laissa coiffer du voile rouge, blanc et or destiné à son nouveau statut. La
Danéenne avait fermé les yeux comme nahika[2] ;
lorsqu’elle les rouvrit pour les poser sur les fidèles, ce fut en tant que
Grande Prêtresse. Les croyants se redressèrent de leurs coussins de prière,
bras tendus, les visages ruisselants de larmes de joie. L’on assistait à la
Passation qu’une fois dans sa vie, et la cérémonie était à la hauteur de leurs
attentes. Sur l'estrade dédiée à la famille royale, les parents de
Thalie remerciaient les dieux en leur offrant l’eau salée de leurs yeux.
La Passation achevée, il était temps pour la nouvelle Grande Prêtresse d’entamer la prière du matin, le daasaq. Thalie vérifia la position de sa coiffe, lissa les plis de sa robe puis gravit les marches du promontoire, où elle se mit à réciter les psaumes et les prières du jour. Elle déclamait les textes sacrés avec tant de ferveur, ses yeux brillants de conviction, le cœur vibrant des douces certitudes de l’espoir, que l’on ne pouvait douter un seul instant de la pureté de sa foi. Sa voix brûlait de passion divine ; lorsqu'elle transmettait les doléances du peuple aux créateurs, les adeptes ne pouvaient qu’être éblouis par l’éclat de sa dévotion. La Grande Prêtresse priait pour que les dieux prêtassent secours aux nécessiteux, qu’ils protégeassent de leur bouclier les guerriers sur le front et abattissent leur châtiment sur leurs ennemis. Elle avait la sensation, au plus profond d'elle-même, que le ciel entrait en résonance avec elle et lui répondait favorablement. Elle était devenue l'intermédiaire entre les dieux et les hommes.
La fierté l'envahit ; elle se sentit s'enhardir, mais réprima aussitôt honteusement son exaltation. Elle appartenait aux dieux et à son peuple, et de cela elle ne devait tirer aucun orgueil. Thalie referma les yeux et termina le daasaq avec une sérénité retrouvée.
Finalement, le son cristallin de la catharsis[3] sonna et tous se relevèrent avec enthousiasme après une Passation et une prière matinale aussi incroyablement réussies. Les dieux ne pouvaient qu’être de leur côté, après cela ! L’on n’avait jamais vu autant d’âmes venir saluer une Grande Prêtresse et lui demander une bénédiction. Thalie se prêta à la tâche avec un zèle maîtrisé. Les présents et les félicitations pleuvaient : « Les dieux parlent à travers vous, je le sens ! » « Vous êtes le joyau de la famille royale et l’orgueil du peuple, Grande Prêtresse ! » « Vous êtes le fier étendard de notre foi. Nos armées auront toutes les chances de vaincre, à présent. ».
Thalie rendit chaque louange gracieusement, faisant goûter aux dévots les fruits de sa superbe éducation. La matinée dura ainsi quelque temps. Après que le dernier fidèle eut quitté les lieux, ce fut au tour des membres de sa famille de venir la saluer en personne. Ils avaient observé l’intégralité de son élévation en tant que Grande Prêtresse, comme le voulait la tradition, et ils n’en regrettaient aucun instant. Ses sœurs, tout particulièrement, furent les premières à louer tous ses mérites.
« Tu as été magnifique, Thalie ! piaillèrent-elles. Tu es devenue Grande Prêtresse du temple de Dana, te rends-tu compte de l'importance d'un tel rang ? À présent, tu es la représentante du temple le plus important de notre grande nation !
- Nous sommes très fiers de toi, ajouta sa mère avec émotion. »
Son père – le roi – esquissait un faible sourire, une forme rare sur ses traits sévères. Il s'approcha d'elle et posa une main sur son épaule, vraisemblablement en proie à l’émotion.
« Ma fille. Tu peux nous rejoindre à notre table, à présent. Sauf si tu souhaites prier encore. »
Thalie ne comptait plus les années sans pouvoir partager de repas avec sa famille. Malgré tout, elle décida de s'attarder un peu dans le temple, ce qu’on lui accorda. Lorsqu'elle fut enfin seule, pour la première fois depuis l'aube, elle décida de rendre hommage à la déesse Eva, sa divinité favorite. La Grande Prêtresse caressa les pieds de la statue, son esprit vagabondant sur les événements de la journée. Son regard capta soudain son reflet dans le miroir latéral qui servait à l'auto-confession, une épreuve assez difficile même pour les fidèles les plus ascétiques. Elle y vit une jeune fille élancée d’une belle prestance, mise en valeur par son port royal et ses habits en veloutine vermeil et ivoire, brodée de fils d’or. Sa carnation de sable, épargnée du soleil et des labeurs, mettait en valeur les suqrenhdî[4] de ses mains fines d’érudite et les volutes fauves de ses cheveux. Bien que d’une beauté ordinaire, une caractéristique inhabituelle rendait mémorable son visage régulier : les deux perles argentées de ses yeux, qui brillaient avec la curiosité et l’émerveillement d’une enfant. L’entrevue avec son reflet ne dura qu’une seconde, durant laquelle Thalie eut le temps de songer qu’elle se trouvait jolie – avant de rougir aussitôt de honte et d’abaisser son regard. Elle réalisa que c'était bien pour éviter de développer leur vanité que l’on interdisait aux disciples du temple de se regarder dans une glace hors de leurs fonctions. Par une coquetterie inconsciente, elle arrangea malgré tout quelques mèches châtains rebelles de sa coiffure. Pour se purifier de son geste interdit, elle se hâta vers l'autel, embrassa les douze rayons de la quïra des dieux et implora pardon et guidance pour sa futilité. Ayant le sentiment d’avoir expié son péché, la jeune fille se retira ensuite vers ses quartiers d'un pas insouciant.
[1] (dan.) Pendentif en forme de soleil à
douze rayons, représentant les douze dieux de Dana.
[2] (dan.) Prêtresse aspirante au rang de Grande Prêtresse.
[3] Grande cloche des temples de type danéens. Comme son nom l'indique, lorsqu'elle sonne, les croyants sont supposés être purifiés de leurs passions néfastes.
[4] (wash., invariable) Terme emprunté au washati signifiant "bénédition", il s’agit de peintures corporelles traditionnelles danéennes. Les couleurs souvent métalliques et les motifs de ces peintures avaient une fonction à la fois esthétique et symbolique : elles étaient censées apporter des vertus ou des bienfaits à leur porteur. Ces peintures devaient être renouvelées hebdomadairement, le jour du suqrenhdî étant sacré et chômé.
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