La Mort disait-elle vrai ? Probablement. A titre purement personnel, il était parfaitement d’accord, l’immortalité devait être la pire des malédictions, même si elle avait quelque chose de tentant. Il supposait que tous les humains lui trouvaient quelque chose de tentant.
Mais pour autant, pouvait-il décider, au nom de tous ces gens et en pleine conscience, de les détruire ? Certainement pas. Et encore moins en sachant que sa mère s’opposait sciemment à la Mort et qu’elle lui avait offert ce cadeau, le tout pour des raisons qui restaient obscures et qu’il rêvait déjà d’élucider.
- Non, dit-il, et il s’enfuit en courant de toutes ses forces.
Il sentit que la Mort essayait de le retenir, qu’elle le poursuivait, l’entourait, ralentissait ses pas, le retenait pas les cheveux, le suppliait à l’oreille en lui promettant tout ce dont il rêvait. Mais il serra la montre dans sa main, pensa à sa mère, au nom de Mr. October, et parvint à quitter la pièce.
Il n’oublia pas de se baisser pour passer la porte, et remonta à toute vitesse.
Quand il réapparut à la lumière des bougies et de la lune et brandit la montre, le soulagement fut palpable. Miss Ives le gratifia d’un des ses rares sourires, Carlotta éclata de rire, Silas se volatilisa et l’adolescent lui serra la main – « Moi, c’est Devon March au fait ! »
Après plusieurs minutes d’embrassades et de félicitations qu’Hal jugea tout à fait exagérées, Miss Ives proposa de retourner à la clairière.
- Je crois que nous avons tous bien mérité notre fête, cette nuit.
Le petit groupe la suivit, et Hal s’arrangea pour se placer juste à côté d’elle.
- Est-ce que vous pensez que je vais rencontrer ma mère un jour ? lui demanda-t-il tout en jouant avec la chaîne de la montre.
- Pour l’instant, c’est trop dangereux. Elle se cache et tu as sûrement compris pourquoi.
Hal fit claquer le couvercle de la montre.
- Mais je suis sûre que vous finirez par vous rencontrer.
Il acquiesça. Ils étaient arrivés à la clairière, et la musique était particulièrement entraînante.
Il dansa un moment avec des gens qui semblaient le connaître, et d’autres qui ne le connaissaient pas. Il goûta certaines des spécialités proposées sur les vieilles tables, mais évita soigneusement le pâté de doigts et le sang de vierge. Une sorcière lui expliqua comment lancer un sort – c’était un art beaucoup plus complexe qu’il n’y paraissait – et un groupe de fantômes essaya de lui apprendre à traverser des murs en l’entraînant sur des stèles. Il s’en tira honorablement, même si c’était nettement moins facile que ça ne l’avait été avec la pierre du caveau.
Vint un moment où Hal se sentit observé. Il tourna la tête et vit que Carlotta le dévorait du regard depuis la piste de danse.
Il la rejoignit et ils dansèrent ensemble, puis la jeune femme déclara :
- Le premier rayon de l’aube arrive, je dois y aller. Ce sera pour la prochaine fois.
Sur un dernier regard sans équivoque sur ce qu’elle entendait par « la prochaine fois », elle disparut. Hal se maudit de rougir encore – enfin, quoi, il n’était pas non plus un puceau effarouché ! – et regarda autour de lui les gens disparaître en hâte. Certains se volatilisaient purement et simplement, d’autres empruntaient des passages dans les tombes qui s’étaient ouvertes en deux sur des paysages plus variés les uns que les autres.
- Mr. October ! appela Miss Ives, qui se tenait debout près d’une tombe. Venez, je vais vous raccompagner.
La tombe donnait sur les mêmes souterrains que ceux qu’ils avaient empruntés à l’aller. Très sûre d’elle, Miss Ives le guida dans ce labyrinthe, puis ils remontèrent à la surface et se retrouvèrent devant la grande maison où avait eu lieu une fête d’étudiants, une éternité plus tôt.
- Ce fut un plaisir de faire votre connaissance, Mr. October, et je ne doute pas que nous nous reverrons.
Hal lui sourit en se promettant de regarder la suite de Penny Dreadful dès que possible. Il la regarda repartir par une plaque d’égout, puis se laissa tomber sur le trottoir, épuisé.
Globalement, il avait apprécié l’aventure. Il n’avait que deux regrets : ne pas pouvoir la raconter à Jane, et ne pas pouvoir interviewer la Mort pour sa thèse.
Ah, sa thèse… Sa vie normale… Il se sentait prêt à les reprendre là où il les avait laissées. Il n’avait aucun doute que le monde d’Halloween, symbolisé par le poids de la montre dans sa poche, s’inviterait à nouveau dans sa vie, et il n’avait rien contre, mais il profiterait sincèrement des joies de 2017 et de la rationalité d’ici là.
Avant de prendre le métro pour retrouver Jane, sa thèse, son travail et sa vie, il avait une dernière chose à faire. Il sortit son téléphone de sa poche et appela son père.
- Allô Papa ? C’est moi… Désolé d’appeler si tôt… Non, je vais bien… Désolé, c’est une question qui va te sembler bizarre, mais est-ce que Maman est morte longtemps avant ma naissance ?
Il y eut un long moment de silence, puis son père déclara, la voix brisée :
- Alors, tu sais… Pardon, je ne t’ai jamais rien dit, j’ai cru que j’étais devenu fou…
- Ce n’est pas grave, Papa. Et j’ai la preuve qu’on n’est pas fous. Je te raconterai à Noël quand je rentrerai à la maison, d’accord ?
Ils discutèrent encore un moment de choses et d’autres, puis Hal prit le métro et rentra chez lui. Il ouvrit la porte précautionneusement, au cas où Jane aurait été encore endormie, et eut la surprise de la trouver attablée en culotte de dentelle et tee-shirt trop grand devant un petit déjeuner pantagruélique.
- Il y a du porridge sans sucre pour les mannequins, le taquina-t-elle.
Il sourit, s’assit et s’empara du pot de Nutella.
- Comment était Poils-dans-la-douche ?
- Vraiment un bon coup, j’ai été agréablement surprise. Et toi, ta soirée ?
- Probablement beaucoup moins intéressante que la tienne, répondit Hal en trempant un crumpet dans le Nutella d’une main et en caressant machinalement le couvercle de sa montre de l’autre.
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