Le libraire posa un plateau en équilibre précaire sur une pile de livres, versa le lait au fond des deux tasses ébréchées, puis le thé.
- J’ai quelques nouveautés qui devraient t’intéresser, dit-il en jetant une poignée de sucres dans sa tasse. Comment avance ta thèse ?
- Assez bien. J’ai fini les statistiques sur la mortalité infantile, j’en suis bien content, je commençais à en avoir ras-le-bol, et la bibliothécaire aussi je pense. J’ai commencé à étudier les différents symboles mortuaires, c’est vraiment passionnant. Vous saviez que le lierre…
Mais il s’interrompit, car le vieux libraire ne l’écoutait plus ; il avait fini la tasse de l’immonde lavasse sucrée qu’il s’obstinait à appeler thé, et fouillait ses étagères avec l’énergie de la passion.
Si Hal était passionné par le XIXème siècle depuis sa plus tendre enfance et écrivait maintenant une thèse sur la mort à l’époque victorienne, les livres anciens étaient la marotte du vieux monsieur. Il partageait ce goût, quoique plus modérément, et le libraire était ravi de lui dénicher des pièces intéressantes.
- Regarde-moi ça, dit-il en lui posant sur les genoux un volume à la couverture noire, de l’épaisseur d’une brique. L’ensemble de l’œuvre du médecin James Parkinson, publié du vivant de l’auteur.
Hal résista à la tentation de l’ouvrir.
- Je ne vais pas avoir les moyens, même si vous me faites un prix.
- Tu as le droit de l’admirer quand même, assura le libraire tout en cherchant d’autres livres. Tu as vu comme il est bien conservé pour son âge ?
- 1820 ?
- Presque. 21. Tiens, regarde celui-là. Frankenstein ou le Prométhée moderne.
C’était le livre de la vitrine. Il n’était pas très gros, était écorné – ce qui, Hal le savait, diminuait nettement sa valeur – et avait des airs de vieux grimoire tout à fait intéressants.
- Allez, devine ! dit joyeusement le vieux libraire, excité comme un gamin.
Hal examina soigneusement la brillance des dorures de la reliure, l’état des coins, ouvrit précautionneusement le livre pour observer le jaunissement des pages et déclara, sûr de lui :
- 1865. 70 à tout casser.
- 68, confirma le libraire avec un grand sourire.
- Du vivant de l’auteur ?
- Ne sois pas ridicule, s’agaça aussitôt le vieil homme, Mary Shelley est morte en 1851 !
Hal retint un sourire. Il estimait avoir une culture littéraire plutôt correcte pour un historien, surtout en ce qui concernait le XIXème siècle, mais celle du libraire excédait de loin la sienne, ou celle de toute personne qu’il connaissait.
- Tu en as besoin, non, de ce bon vieux docteur Frankenstein pour ta thèse ?
Effectivement, mais c’était un matériau littéraire, donc secondaire, et on le trouvait sans difficulté à la bibliothèque de l’université.
Bien entendu, il acheta tout de même le livre, finit son thé et repartit pour l’université. Il avait encore du travail avant le soir.
Il appela ensuite son père, qui vivait seul dans une petite maison du Bedfordshire, et ils discutèrent de tout et de rien. Sa mère était morte peu après sa naissance, et il était convaincu que cela avait modelé la relation très privilégiée qu’il avait avec son père.
Quand il rentra chez lui, Jane n’était pas encore là, et il fila prendre un bain. Il était tellement bien dans l’eau chaude qu’il s’endormit à moitié, et fut tiré de sa torpeur par des coups sur la porte.
- On n’est que deux à vivre ici, alors j’aimerais bien savoir pourquoi la salle de bains est toujours prise quand je veux y aller, you moron !
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